Vous le prononcez « chédeuvre » mais il ne vous viendrait jamais à l’idée de l’écrire « chédeuvre ». Même en SMS, même au terme des plus insanes réformes de l’orthographe, ce chef-d’œuvre en périllll.
Mais revenons à nos moutons, moutons.
Trait d’union, apostrophe en embuscade, élision du f, e dans l’o, chef-d’œuvre a la classe absolue.
Œuvre y est pour beaucoup.
Passée par tous les stades embryonnaires possibles (« ovre », « oevre » voire « uevre »), elle descend en droite ligne du latin opera (ne vous rappelé-ce rien ?), pluriel d’opus (ne vous rappelé-ce rien ?) : « ouvrage, activité ». D’où opération, coopérer… Le même radical op- s’invite aussi tour à tour dans opulence, copie, copieux… issus de copia (« abondance »).
D’ailleurs le premier sens d’opus (« chose nécessaire, ce dont on a besoin ») nous hurle qu’ops n’est pas loin (« moyens, ressources, force, pouvoir »), lui-même vestige de l’indo-européen op- (« travailler »). Et hop ! Voilà pour œuvre.
Cependant, ne nous voilons pas la face : le charme ravageur de chef-d’œuvre tient avant tout à chef. ‘Tention, moins le zig « qui dirige, qui est en tête » que la « tête » elle-même. Sens de chef qu’on a légèrement perdu de vue si ce n’est dans couvre-chef, « de son propre chef », « au premier chef » ou en parlant des « chefs d’accusation » (points principaux sur lesquels elle repose). Sans oublier cette capitale locale qu’est le chef-lieu.
Justement, z’allez pas le croire mais chef et capitale, c’est comme qui dirait couvre-chef blanc et blanc couvre-chef. On ne rit pas, tout part de caput, dont on ne compte plus les dérivés en français. Allez, de tête : chapitre, cheptel, cheveu (via capillum mais les accointances avec chef sautent aux yeux), caporal, capitaine, « de pied en cap », chapeau, capuche et – last but not least – cappuccino (à cause de la touche finale mousseuse sur le dessus, what else ?).
Le chef-d’œuvre est donc une œuvre qu’on place en tête.
On en croise une première version, chief-d’œvre, en 1268 : « ouvrage capital que devait faire un apprenti pour être reçu maître dans son métier ». Et par extension, en 1508 : « ouvrage parfait ».
Que disait-on devant un chef-d’œuvre avant 1268 ? Y’avait pas de mot. Un peu comme maintenant.
Merci de votre attention.
Si je puis me permettre, vous n’avez pas parlé du sexe d’oeuvre : une oeuvre est au féminin, pourquoi l’oeuvre complet de Van Gogh (ou d’un autre) est-il donc masculin ?
Oui ou « le gros oeuvre » pour les architectes ! J’ai trouvé un début d’explication ici :
https://www.noslangues-ourlanguages.gc.ca/bien-well/fra-eng/grammaire-grammar/oeuvre-fra.html
ah très intéressant ! J’adore savoir pourquoi les mots deviennent ceci ou cela et vous le racontez d’une façon tellement marrante ! merci