Savoir s’avoir

 

Tandis qu’être se voit accorder tout ce qu’il veut en genre et en nombre, avoir n’a qu’un COD qui le précède pour seule pitance. S’il n’y avait que ça ! Avec sa conjugaison pronominale inusitée, avoir se fait avoir sur toute la ligne.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Jamais de pronom réfléchi avec avoir. Zieutez bien, « nous nous avons » et autres monstres brillent par leur absence dans toute la littérature. Il est vrai qu’il faut se lever tôt pour caser « je m’ai » dans la conversation. Idem pour sa suite logique « je m’ai gouré ». Seul

heureusement que je l’ai

a droit de cité. Heureusement qu’on l’a, çiloui-là.

 

Le malaise culmine au moment de « s’avoir au téléphone ».

La dernière fois qu’ils se sont eus au téléphone,

ont-ils parlé de

la prochaine fois qu’ils s’auraient ?

Ça se saurait. Nos oreilles refusent de l’entendre. Parce qu’on n’a pas l’habitude ou à cause de l’homophonie avec savoir ?

 

Même employé comme auxiliaire, avoir se fait jarreter sans ménagement :

je l’ai eu au bout du fil

mais

nous nous sommes eus.

De même,

il a descendu une bouteille à lui tout seul

devient

la bouteille qu’il s’est descendue.

S’il a une bonne descente, que ne se l’at-il sifflée ?

 

Bienheureuses les autres langues exprimant la réciprocité à coups d’each other. Mais à supposer qu’on précise « l’un l’autre » ou « mutuellement », ça ne résout que pouic à notre affaire :

heureusement qu’on s’a l’un l’autre.

Vous parlez d’un duo de choc.

Merci de votre attention.

 

Cerne

 

Et en quoi l’étymo de cerne me concerne ?

Vous fatiguez pas, la réponse est dans la question.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

La langue est ainsi faite que la descendance d’un seul de ses enfants s’éparpille à telle allure qu’il faut être douze pour courir derrière. L’occasion de se concerter sur les recherches avant de tomber d’accord.
Et voyez comme l’étymo est fendarde : si cet accord est le sens premier du mot concert, le con-certare latin signifiait en fait se « disputer avec ». Et ce à cause du radical formé sur certus, participe hérité de cernere : « diviser, décider ». Certes, pour conclure une affaire, vaut mieux trancher dans le vif.

Mais de nos jours, cerner quelqu’un, c’est saisir l’ensemble de sa personnalité. Cerner = « entourer ». Comme « entourer » = cercler, on a tôt fait de mettre cerne et cercle dans le même panier rond. Equation séduisante mais hasardeuse.
Pardon de vous le balancer tout de go mais cercle est d’une autre lignée : cerceau, circuler, circonscrire et tout ce qui tourne autour.
Souvenez-vous (même si ça date) du mot illustre de César :

panem et circenses,

« du pain et des jeux [du cirque] », censés suffire au bonheur du peuple. Visionnaire, le Jules.
Là où ça se complique, c’est que le mot latin pour cerne (circinus) est, lui, le petit frangin du circus bien connu. Z’auraient fait la piste carrée qu’on ne serait même pas là à discuter.

 

La cerne, le cerneau de noix et toutes ces petites choses chiantes courbées ont donc peu de rapport avec la « séparation » inhérente au cerner originel. Laquelle est déjà à l’œuvre dans l’indo-européen krei-, qui a valu au grec ancien krinein (« séparer, trier, trancher »).
De sorte que critiquer chaque décision en temps de crise, c’est ajouter de la « division » à la « division », les enfants.

D’ailleurs, les cousins de cerner portent tous la marque d’un choix : décerner (« décider » qu’untel l’aura, le « distinguer » donc), discerner (« distinguer » toujours mais dans la pénombre) et même l’éclatant discriminer.

Conclusion : y’a cerner et cerné.

Merci de votre attention.

 

Gauches pluriels

 

L’Homme de ce siècle est réputé faire 26 avec l’orthographe. C’est un minimum. Parlons pas bien sûr des èquçepsions ou de vocabulaire pur, prétextes à bisbilles voire à échauffourées entre bêtes à concours. Loin de cette agitation aristocratique, c’est dans les artères les plus fréquentées de la langue qu’éclate au grand jour notre folie meurtrière.
é/er, bah/ben et d’autres gueules cassées ayant déjà fait l’objet d’interventions en urgence, les premiers secours seront portés au pluriel.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Me suis mal fait comprendre : remballez vos spaghettis, vos faire-part et autres choux, genoux (orange bien sûr, couleur Betadine à cause des cailloux). Et jetez plutôt un œil à ceci :

travaux d’intérêts généraux

Vous avais prévenus, c’est pas beau à voir. Ça ornait pourtant il y a peu le fronton d’un article « fraîchement pressé » sur votre hébergeur chéri. Vu la vitesse à laquelle mute le virus du pluriel fou, si aucun vaccin n’est trouvé, toute la population sera infectée d’ici deux ans. En attendant, quelques mesures de précaution :

–         demander au malade ce qu’il entend au juste par « intérêts généraux » ;

–         vérifier ensuite que la notion d’« intérêt général », sur laquelle s’appuie toute démocratie digne de ce nom, lui rappelle vaguement quelque chose (phase dite du « nez dans le caca ») ;

–         si les troubles persistent, collez-le donc à des travaux d’intérêt général, ça guérit pas mais ça soulage.

 

Gnangnan comme à leur habitude, les âmes charitables imploreront le pardon sur l’air du « c’est des fautes de M. Tout-le-monde ».
Ce qui les rend d’autant plus graves.
Au point de contaminer des professionnels de la langue. Ainsi de la récente autobiographie de Mark Twain en VF, pullulant de l’ignominie suivante :

un homme des plus grand

(et comme ça avec chaque épithète qui passe).

Certes, le boulot du traducteur est des plus périlleux. Mais au cul de la tournure « des plus », quelle logique peut bien présider à l’accord de l’adjectif au singulier ? Singulier, non ?

Non mais oh ? Plus personne n’y bite plus rien, au pluriel ? Vais pleurer, moi :

Un homme des plus respectables,

me dites pas que ça ne coule pas de source. On parle bien d’un seul gus, mais on le classe parmi les plus respectables. Sans doute parce qu’il accorde ses pluriels sans se poser de question(s?).

Merci de votre attention.