L’un pour l’autre

 

En tête-à-tête avec un proche, celui-ci vous appelle par votre prénom (du fait qu’il vous reconnaît). Il suffit qu’un deuxième proche approche pour que le premier proche, qui vous reconnaît toujours (étant donné que vous n’avez pas tellement changé entretemps), vous appelle par le prénom de l’autre.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

La plupart du temps, la méprise se dissipe dès la deuxième syllabe. Certains pourtant sont capables de passer intégralement la famille en revue avant votre blase, chahuté tel une bille à la roulette : fratrie, cousins, brus, sans distinction de gonades. Il n’est pas jusqu’au cocker spaniel qui ne trouve le moyen de s’intercaler.

Rhââ, hein ? Y compris pour le locuteur, qui perd le fil au fur qu’il se reprend.

 

Analysons. On ne mise pas sur le mauvais cheval parce qu’on pense à lui, ni pour agacer le bon. Il ne semble pas non plus que le redouté Alois se tapisse derrière tout ça.

Pourquoi dans ce cas de tels fourvoiements patronymiques ?

Pour ne pas faire de jaloux, tiens.

A donne du C à B afin que C ne se sente pas lésé. Ce faisant, A montre à C qu’il ne l’oublie pas, inconsciemment.
C’est de l’inconscience. Car tandis qu’A et C se font des ronds de jambe, B n’a plus qu’à ruminer une vengeance à la hauteur de l’offense :

Non ! Moi, c’est B

vu que non mais oh, être pris pour C, faut quand même pas exagérer.

 

Ou alors, de même qu’un acteur continue de jouer entre ses propres répliques, le fait de nommer en douce tous les membres de l’entourage permet de vérifier leur attention lorsque la conversation roule sans eux.

 

A moins à moins que nous nous moquions en réalité des cockers spaniels qui, eux, ne peuvent s’interpeller par leur prénom à tour de rôle. D’ailleurs mettez trois spécimens ensemble, vous constaterez qu’ils aboient tous concomitamment.
Khôns comme des cockers.

Merci de votre attention.

 

Où enterrer la hache de guerre pour être sûr de la retrouver ?

 

On n’a pas tous les jours l’occasion de caser belligérants, encore moins armistice. Quant à tomahawk, on l’a déjà déploré, les chances de l’avoir en bouche (ne serait-ce que pour sa prononciation [tomawak] en contradiction avec son orthographe, ce qui mérite qu’on s’y arrête un de ces quatre, vous pouvez faire confiance à bibi), sont maigres.

Sans compter qu’on n’arrive jamais à remettre la main dessus. Punaise mais la dernière fois que les belligérants en présence avaient conclu l’armistice, où c’est que vous l’aviez fourré, çiloui-là ?
Vous pouvez retourner tout le camp, fouiller chaque tipi de fond en comble, vous ne tomberez au mieux que sur le coin à os (on n’ose dire « réserve ») des clébards du voisinage.

En somme, personne n’a vu le tomahawk. Nul tomahawk à l’horizon. De tomahawk, point.
Et là, l’Indien est amer.

 

Vous êtes tout prêt à vous remettre sur la gueule en découdre mais, foi de Khônnard-sur-les-pieds-duquel-il-ne-faut-pas-marcher, impossible de guerroyer sans TOMAHAWK dûment déterré.

 

Or donc, quelle attitude adopter ?
Réagissez en Peau-Rouge civilisé.
Plusieurs options s’offrent à vous :

 

♦  Le mieux avec la hache de guerre est encore de ne pas l’enterrer du tout. Ça évitera aux taupes de se barrer avec.

 

♦  Et puis c’est bien beau de communiquer par signaux de fumée comme les ancêtres mais si vous notez jamais rien, c’est sûr. Débrouillez-vous maintenant.

 

♦  Au dernier calumet de la paix en date, frottez discrètement la hache de guerre sur les frusques de l’ennemi, afin qu’au prochain casus belli les chiens la flairent sous l’humus (moyennant une belle récompense qui les dédommagera au passage du saccage de leur repaire).

bison

♦  Au lieu de labourer la pelouse à chaque fois, pourquoi ne pas choisir une planque sûre dans les montagnes environnantes ? Par exemple ces cavernes où vous veniez folâtrer avec Madame dans votre prime jeunesse. Vous pourrez dormir peinard qui plus est : personne ne visite les grottes de la squaw.

 

♦  En désespoir de cause, commandez toute une fournée de tomahawks au fabricant le plus proche. Livraison express et reprise des hostilités garantie.

 

Flegme et dignité, montrez de quel bois vous vous chauffez.

 

Comment terrasser la force de l’habitude ?

 

Eh ben pour changer, on ne convoquera pas Flaubert – décevant sur ce coup-là – mais son contemporain Ambrose Bierce, diabolique de précision :

Habitude : entrave à la liberté.

Ça, c’est de la définition qui claque. Bierçounet, chapeau bas.

Evidemment, les habitudes ont du bon. Telles des vahinés, ce sont elles qui discrètement vous éventent le cerveau à chaque geste anodin, sans quoi la soute à réflexion exploserait.
De là à ce que pépère sombre dans la mollesse, la frontière est parfois ténue.
Car les garces ont leur vie propre. Et vous jouent des tours : sucrer son caoua, s’asperger de déo, autant d’actes accomplis si machinalement que vous n’en avez même plus conscience. Dans le doute, et pour mieux détourner de vous le souffle glacé d’Alzheimer, vous doublez la dose.
Bilan des courses : aisselles qui cocottent et petit déj effroyablement gâché.

sucre

La tentation est grande alors de tout envoyer valser. Cédez-y avec parcimonie : le café peut se savourer nature, le dessous de bras déjà moins.

Enfin, tout à la joie de vous défaire de vos habitudes, ne vous contentez pas d’en changer. Charybde, Scylla, tout le tintouin.

 

Or donc, quelle attitude adopter ?
Réagissez en marionnette civilisée.
Plusieurs options s’offrent à vous :

 

♦  Tout commenter. Huit secondes et demie suffiront pour constater à quel point les habitudes vous mènent par le bout du museau à longueur de journée.

 

♦  Lorsque vous sentez l’habitude sur le point de vous dicter votre conduite, prenez-en aussitôt le contrepied. Evitez la manière littérale si vous pratiquez le football ou le saut. Sans votre pied d’appel, vous deviendriez la risée du stade.

 

♦  Profitez de votre prochaine IRM pour négocier avec les infirmiers un séjour prolongé. Blanchi(e), logé(e), nourri(e) en intraveineuse, le tout sans bouger d’un poil : à la porte du sas qu’elles resteront, les habitudes.

 

♦  Plutôt que de changer de déco, de longueur de cheveux ou de moyen de locomotion, attaquez le mal à la racine. Dès que vous vous serez habitué à ses défauts, changez d’amoureux(se). ‘Tention toutefois à ne pas vous disperser en relations sans lendemain qui, si elles constituent l’extrême inverse de l’habitude, feront grincer des dents tôt ou tard. N’oubliez pas que votre liberté

s’arrête là où commence celle d’autrui.

Lumineuse pensée dont l’auteur dut, lui aussi, faire une nuit complète – en galante compagnie encore bien.

 

Dignité et flegme, montrez de quel bois vous vous chauffez.

 

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Le dictionnaire du Diable d’Ambrose Bierce (éd. J’ai Lu, coll. Librio). Toute cette intelligence à 2 €, c’est limite anti-commercial.

Comment croiser un khônnard dans la rue en lui faisant bien voir qu’il ne peut pas ne pas vous voir ?

 

Situation surréaliste qu’on hésite à inclure dans une rubrique jusqu’ici sérieuse. Jugez plutôt : une connaissance, plus ou moins vague, arpente inopinément le même trottoir que vous en sens inverse. Rien ne justifie qu’elle fasse semblant de ne pas vous voir, sauf cécité, excréments dans les yeux ou Alzheimer salement avancé. Vous-même soupesez déjà intérieurement votre formule de politesse, optant pour un cordial « tiens ! comment ça va ? ».

Pour être honnête, la santé de cette personne ne vous préoccupe jamais en d’autres occases que celle-ci, et encore. Mais est-ce une raison pour lui signifier votre indifférence à ce point ?

L’autre en tout cas ne s’en prive pas, qui déploie une gamme impressionnante de parades : tourner ostensiblement la tête, triturer son téléphone (la peste soit de ces khôchonneries), refaire son lacet… TOUT plutôt que de soutenir votre regard (au cas où vous le mangeriez) et s’arracher la hure à vous saluer (comme si l’effort lui coûtait).

Passerez-vous le restant d’une si courte vie à secouer la tête en ravalant votre rage et à sourire jaune en signe d’incrédulité ?
Khônnards, khônnasses, vous jouez de malchance car le vent tourne.

Or donc, quelle attitude adopter ?
Réagissez en piéton civilisé.
Plusieurs options s’offrent à vous :

 

♦  La plus simple, toujours efficace, consiste à vous fendre à haute et intelligible voix d’un « pas bonjour » ou d’un « bon ben pas bonjour alors » dès que l’évitement est avéré. Formule à agrémenter selon l’humeur d’un « khônnard » bigardien, toujours libérateur.

 

♦  Sans desserrer les dents (comme votre hypocrite), obstruez-lui le passage en accompagnant chacune de ses esquives façon Tian’anmen. Réalisant comme il aurait eu meilleur compte à agir normalement, il ira saluer tous les quidams qu’il croisera, ou au contraire se terrera chez lui sine die.

tiananmen

♦  Lorsque le déplaisant arrive à votre hauteur, déboutonnez sans vergogne votre pardessus, découvrez une épaule, retroussez du tissu, allez jusqu’à la bretelle de soutif s’il le faut mais toujours avec force œillades et dandinements suggestifs qu’il sera bien forcé de regarder.
Ce strip-tease improvisé présente l’inconvénient de devoir vous coltiner en permanence un groupe d’au moins trois ou quatre cuivres, une section rythmique et un joecocker capable d’entonner au pied levé You can leave your hat on. On n’a rien sans rien.

 

♦  Le malotru entreprend de vous dépasser comme si vous n’existiez pas ? Suivez sa logique. Déviez de votre course et fondez sur lui. Lorsqu’il s’écartera de justesse avant la collision, vous pourrez toujours rétorquer que désolé, vous ne l’aviez pas vu, ça pour une surprise.
Alternatives possibles : faire « bouh ! », imiter tout à trac la sirène des pompiers, balancer un « Gooooooooooooooooood morning Vietnaaaaaaaam » audible à l’autre bout de la ville. A son tour, « good morning » il bredouillera, si toutefois l’après-midi n’est pas entamée et si la honte lui laisse assez de jugeote.

 

Flegme et dignité, montrez de quel bois vous vous chauffez.

 

Fulgurance #36

Avant, on était simplement sénile.
Comme par hasard, depuis Alzheimer, tout le monde se la chope, sa maladie.
Et le mettre en quarantaine, ça leur serait pas venu à l’idée, à l’époque ?

Stop

 

Stop, imprégnez-vous de la beauté brute de ces quatre lettres.
Comment y rester insensible ?

  • D’abord signal d’arrêt, en particulier sur nos routes, le mot devient par métonymie l’arrêt lui-même. On « marque le stop », quelque dégagé que soit l’horizon, ou il vous en coûtera, pauvres fous, le nombre de vos roues en points, pas moins.
    « Feux stop » allumés = poulets bien attrapés.
  • Bitume toujours, « faire du stop » revient littéralement à stopper les voitures de bonne volonté (et non de bonne qualité nécessairement, cf. Michel Colucci : « tout en plastique, la sienne »).
  • Stop sépare enfin les phrases d’un télégramme, comme seule l’antépénultième génération s’en souviendra si Alzheimer lui fout la paix.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

C’est à l’évidence dans la langue et à l’époque de Shakespeare que se plante le décor : stop y signifie « obstruction, arrêt » et désigne déjà par ailleurs une marque de ponctuation. D’où a-t-il débaroulé ? Du vieux verbe anglais stoppian, probablement chipé au bas latin stuppare, qui a donné notre étouper (« boucher avec de l’étoupe [fibre grossière] »). De calfeutrer à empêcher l’air de passer en l’arrêtant, pas le moindre interstice sémantique, nous sommes d’accord.

Maintenant figé en étouper, l’ancien françois estoper s’est altéré en estofer (attesté en 1230). Pourquoi croyez-vous que le lapin à l’étouffée cuit avec son couvercle, mm ? Voilà qui vous en bouche un coin, avouez.

Par suite, si stop équivaut à boucher, Destop débouche. La logique le dispute à la causticité.

 

Des latinistes obsessionnels, habitués sans doute à tomber en arrêt devant leurs congénères femelles, rapprochent volontiers to stop du transparent stupere. Stupeur et tout le tremblement ! Louis Jordan lui-même, ci-devant tonton du rock’n’roll, avait en son temps cette image qui tue :

One look at her and the traffic stops.

 

Merci de votre attention stop