Face caméra

 

Quand elle tient une exclusivité, la gent journaleuse use de l’expression « face caméra ». C’est nous ou il manque des mots ?

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Il n’y aurait donc de confession valable que « face caméra », c’est-à-dire droit dans les yeux ? Avouez que « face à la caméra » (c’est-à-dire droit dans les yeux), la manœuvre perdrait considérablement de son intérêt. « Face caméra » souligne mieux l’aptitude du professionnel à capter une parole rare. A bien causer la France, déjà moins.

 

De fait, les prépositions nous emmerdent. Elles empêchent d’aller plus vite. Il n’est pas jusqu’aux sportifs qui ne se résolvent à « jouer les Anglais » ou toute autre équipe « difficile à jouer ».

Mais alors, si X accepte de tout déballer « face caméra », qu’est-ce qui empêche de le retrouver au maquillage « face miroir » ?

Journaleux, vous êtes face responsabilités.

face-camera2Face juges, quelles circonstances atténuantes pourriez-vous plaider ?

  • « Hors caméra ». Les propos ne sont pas toujours tenus « face caméra ». Le plus souvent, ils le sont « hors micro » ou « hors antenne ». Parfois même, la locution prend du galon jusqu’à passer substantif : hors-série, hors-jeu. « Hors caméra » étant correct, la tentation de l’inverser en « face caméra » est grande, votre honneur.
  • Le double sens de face. Pour des raisons pratiques, lorsque l’interviewé cause, c’est son visage qui apparaît en gros plan. « Face caméra », messieurs les jurés, a donc tout à fait pu subir l’influence de tournures où la face est en vedette comme « face contre terre ».
  • Et après, où est le mal ? « Jaune citron » ne résume-t-il pas « jaune comme un citron » à lui tout seul ? Et que dire de « façon puzzle » ?

La défense est coriace. Pour l’amour langue, luttons pied pied, même s’il y a du pain planche.

Merci de votre attention.

 

« Ile flottante »

 

Vautré dans la crème anglaise, on n’avait pas vu se dresser la vérité toute nue : qu’est-ce que c’est que cette histoire d’« île flottante » ?

Mais revenons à nos moutons, moutons.

L’abus de langage – pour ne pas dire pléonasme – trompe son monde depuis la nuit des temps. Et pas seulement à l’heure du dessert.

Etendue de terre ferme émergée d’une manière durable dans les eaux,

voilà comment les dicos délimitent l’île. On soupçonne que durable a été ajouté pour couper court aux tentatives des petits malins réclamant le statut pour leur récif préféré, celui que la marée engloutit trois fois par jour.

 

Quoi qu’il arrive, l’île flotte, par définition. Elle est donc flottante, sans ça, elle coule. Dans la flotte, pour ne rien arranger.

Parce qu’on pourrait croire que tout ça forme d’énormes blocs reposant sur les fonds marins. T-t-t. Si c’était le cas, les poissons devraient contourner sur plusieurs milliers de kilomètres. Pour les Seychelles, passe encore. Mais sous l’Angleterre (ou plutôt autour), vous imaginez l’expédition ? Les sujets de la reine seraient contraints de dire farewell à leurs fish and chips.

L’île est posée sur l’eau, comme un pédalo.

 

Si on va par là, le moindre bout de terre l’est aussi, flottant. Et les continents ? Des îles géantes, sur lesquelles on s’est empressé de tracer des frontières. Rendons-nous à l’évidence : nous sommes tous des insulaires.

 

En fait d’« île flottante », il n’y a qu’« île » qui vaille. C’est déjà cher pour ce que c’est, autant employer les termes exacts.

Mais attendez.
L’entremets, lui, repose sur l’assiette. La crème, ne pouvant soutenir son poids, se contente de le napper. Alors ? De qui se moque-t-on ?

Dorénavant, exigez votre « île flottante » servie comme des « œufs à la neige, caramel et crème anglaise » [ça rendra justice aux sujets de la reine].

Mais mais attendez attendez.
« Œufs à la neige » ? On se fout de vous. Un café, l’addition. Tant pis si ça jette un froid.

Merci de votre attention.

 

Yacht

 

D’aucuns rêvent que nous rêverions de devenir milliardaires. Que nous servirait tout ce pognon si, les doigts de pied en éventail sur notre yacht, on le prononçait [jaʃt] (comme acheter) ou [jaʁt] (comme caviar-party) ?

Mais revenons à nos moutons, moutons.

A ce sujet, la prononciation [jɔt] (comme flotte) soutient mal la comparaison avec le [jot] qui se traînait à l’origine (par attirance pour boat ?).

Pour être précis, le tout premier yacht se disait même [jak], à la hollandaise. Faudrait pas perdre de vue qu’en 1570, un

iachte de guerre

n’est encore qu’un « petit navire de type hollandais ». Devenu un siècle plus tard « petit navire de type anglais ». C’est dire les impatiences grand-bretonnes.

Jusqu’à rencontrer son destin de yacht ou de yac en 1831 :

bâtiment de plaisance, ayant la distribution intérieure d’une petite maison, toutes les commodités pour le coucher, le manger.

En 1930, le Larousse en est encore à préconiser [jak], [jakt] ou [jot]. C’est dire le nombre de couches de peinture.

 

A force de passer de main en main, l’embarcation est rebaptisée yeaghe par les Anglais mi-XVIe. Elle désigne alors un « petit bateau rapide ». C’est dire l’embonpoint pris par la carlingue depuis.

En cause, jaght, norvégien et vieux néerlandais issu du bas germain jacht, aphérèse de jachtschip, stricto sensu « bateau de chasse » pour faire la course aux pirates. C’est dire si l’utilité première s’est perdue en haute mer.

Jacht est le digne substantif du verbe jagen (« chasser »). D’ailleurs, il y a fort à parier que les yah ! et autres taïaut ! taillés pour fondre plus vite sur la proie en sont l’expression onomatopéique (ce qu’on cause bien, ici). Dans l’absolu, rien ne vous empêche de crier tayacht ! en abordant les navires zennemis.

Toujourzétil que jagen repose sur la racine teuto-gothique yago-, elle-même ensemencée par l’indo-européen yek-, « chasser » mais aussi « parler ».

Assez jacté.

Merci de votre attention.

 

L’instant T

 

Jour J, OK. Heure H, idem. Minute M et seconde S, ça ne se dit pas mais ça pourrait. L’instant, lui, se paye le luxe d’une autre initiale.
Et il vous emmerde.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Instant T et pas I ? Il y a de quoi rester ébahi. Celui-ci devrait en toute logique côtoyer « heure S » et « jour U ». Pourquoi le distinguer des unités de mesure habituelles ? Pas pour une raison x ou y, t-t-t : à cause du temps.

On se souvient de l’épatant triptyque :

v = d/t

vitesse égale distance divisée par temps, ce qu’illustre avec un dévouement à vous tirer des larmes le kilomètre/heure.

 

L’instant T par excellence, celui sur lequel bute l’entendement comme dans du mansardé, c’est le Big Bang. Justement, n’y a-t-il pas une contradiction à signaler d’un T un point dans le continuum temporel ? En réalité, pour nous autres, tout instant a une durée plus ou moins zimportante.

Un instant qui m’a paru des plombes

n’aura pas la même valeur que

Un instant, il faut que j’aille au petit coin,

même si c’est plus long que prévu.

Wilbur Bur le rappelle dans un zimportant ouvrage sur le temps qui passe * : l’instant présent est le seul moment que nous vivions en permanence. Le temps de s’en rendre compte et il est déjà trop tard. Voyez la perfidie.

 

En parlant de moment, instant le relègue aux oubliettes dans cette histoire. Ça vaut mieux pour lui. De quoi un « moment T » aurait-il l’air ? D’une enseigne de salon de thé défraîchi.

 

En parlant de thé, les Zanglais ont leur « I instant » comme leur « H hour », malgré la confusion possible avec I, pronom personnel. Pourquoi chez eux tout baigne ? Sans doute parce que le temps s’écoule à gauche.

Merci de votre attention.

 

* Wilbur Bur, C’est fou ce qu’on peut perdre comme temps, PUF 2016

La loi du genre

 

Qui décide que le masculin l’emporte ? Sans vouloir défendre les filles du sexe féminin, on a bien une petite idée. Quant à savoir qui décide du masculin tout court (ou l’inverse), personne d’entre vous n’a été consulté, jusqu’à preuve de la contraire.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Mesurez le mérite des Grands-Bretons apprenant le français : ils n’ont aucun moyen de mémoriser le genre des noms, absorbé chez the par un zeux unisexe (ou l’inverse). Sueurs froides à chaque phrase.
Pire encore en chleu, où les possibilités passent à trois : der/die/das. L’on s’en tire bien, nous autres binaires vertueux.

 

N’empêche n’empêche :

une enzyme,
un haltère,
une immondice,
un pétale.

On ne s’y fait pas. Trouvez pas qu’« une pétale de rose » serait plus naturel, surtout au milieu de ces immondices ?

 

Bonne manière de contourner le problème : contenter tout le monde façon ONG.

Jour/journée,
matin/matinée,
soir/soirée.

Et pour après-midi ? L’hermaphrodisme ne réconcilie pas la nation, loin s’en faut.
Sans compter que certains spécimens virent leur cuti au cours des épisodes. Là encore, sans qu’on en suppute la raison profonde.

 

Mais c’est sans doute sur le genre des bleds que règne l’arbitraire le plus total. Pour s’en sortir, certains recommandent de zieuter la dernière lettre : consonne = masculin (sauf pour la Nouvelle-Orléans). Voire la dernière syllabe : muette = féminin (sauf pour la Nouvelle-Orléans).
D’où l’on conclut que la Nouvelle-Orléans est un lieu de perdition.

 

Au moment où se fabrique le mot, direz-vous, les suffixes marquent automatiquement le genre :

un couteau/une fourchette.

Mais ça ne résout pas l’énigme de départ. Pourquoi pas

coutelle/fourcheau ?

Le sens n’en serait pas tellement bouleversé.

Quant à ceux qui bouffent leur Nutella à la cuiller, renvoyons-les à leurs chères études.

Merci de votre attention.

 

Fois

 

L’Anglais, sûrement pour faire l’intéressant, peut sortir de sa besace once, twice et même thrice s’il tient réellement à se la péter. Mais n’ayant rien formé de semblable sur four, on voit aisément qu’au-delà de trois fois, l’Anglais bute. Par ailleurs, « one time », « two times » et même « three times » existent aussi dans sa langue. Quel être veule, tout de même.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Quand time marque la seule temporalité, fois, lui, ne fait pas fois de tout beu mais feu de tout bois. Outre le moment :

une fois ;
il était une fois,

ce petit mot bien pratique indique aussi la fréquence voire la multiplication :

3 x 7 ?

ainsi que « le fractionnement dans la réalisation d’un processus » :

en 21 fois.

Par ailleurs, on ne compte plus les tournures idiomatiques où fois s’invite sans se faire prier :

des fois que ;
pour une fois ;
non mais des fois ;
plutôt deux fois qu’une.

Petit légume oublié : jusqu’au XIXe siècle, on employait couramment « souventes fois », allant jusqu’à l’écrire « souventefois ». Remettez-le au goût du jour, vous m’en direz des nouvelles. Au cas où vous le jugeriez « tout pourri », parce que je vous connais, dites-vous que l’adverbe susnommé ne l’est pas plus, pourri, que quelquefois, parfois ou autrefois.

 

Remontons les siècles jusqu’au Xe, où l’on relève « terce vez » en provençal, vé (notez ce v). Deux générations plus tard, on passe à feiz, suivi d’une ribambelle de foiz, foie, feiee, fiee et même foiée, foyé ! On en reste là lorsque, vers 1230, apparaît sous nos yeux ébahis « toutes les fois que ». Ça ne marche pas à chaque fois : on régresse avec « à la foys » trois siècles plus loin. Les y, en ce temps-là, ça yyy allait.

Mais revenons à ce v, foulez-fous ?

Pourquoi a-t-on laissé tomber cette fluide consonne héritée du latin vices, vicata, « tour, succession, changement » (auquel on doit nos vicissitudes et vice versa) ? Té, pour une histoire de phonétique. Dès qu’il a fallu compter « une vez », « deus vez » et suivantes en passant par 5, 7 et 9, v a dû laisser sa place à f de bonne grâce.

 

Mais rassurez-vous : pour dire fois, l’Espagnol et le Portugais utilisent encore vez de nos jours. Quels peuples ombrageux, tout de même.

Merci de votre attention.