Page-turner

 

Combien de mauvais livres faut-il s’être enfourné pour en qualifier un bon de « page-turner » ? A mille près ?

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Un « livre dont on ne peut se retenir de tourner les pages », voilà pour quoi se fait passer le m’as-tu-vu. Incroyable mais vrai : « page-turner » a déjà son napkin ring dans les salons où l’on speak. Il est aux portes des bookshops. Sa prochaine étape : entrer dans les mœurs, où l’attendent de pied ferme ses cousins best-seller et blockbuster.

L’urgence exige l’artillerie lourde.


Primo, « page-turner » ne se peut traduire que par « tourneur de pages ». Ce qui, jusqu’à preuve du contraire, n’est pas dans les cordes du livre itself. Il n’y a de « page-turner » que vous, ami lecteur.
Ou celui qui accompagne le pianiste en concert.
Ou à la rigueur la bise du soir, effeuillant par la fenêtre ouverte l’ouvrage resté ouvert voire la partition de l’ouverture en ré majeur.

Traduire best-seller par « meilleure vente » relève tout autant de l’hérésie. D’abord, parce que l’exotisme de l’anglais dispense justement d’évoquer notre tiroir-caisse national. Ensuite, parce que best-seller est plus vendeur que « meilleur vendeur », allez comprendre. Et pourquoi pas « best sale » ? Nul ne le sait.

Quant à blockbuster, on se demande encore comment cet « exploseur de pâtés de maisons » a pu truster le box-office, pour ne pas dire monopoliser le guichet.

 

Malgré tous ses efforts, « page-turner » n’est donc au pied de la lettre qu’un « livre dont on tourne les pages ».
C’est mieux, remarquez.
L’expérience le prouve, tourner les pages d’un livre en améliore considérablement la lecture.

C’est au moment de juger une biographie de Jimmy Page ou de Tina Turner qu’on risque d’être embêté.

Merci de votre attention.

 

« Je suis full »

 

Parcourant son agenda, le mouton prendra un air désolé avant l’implacable verdict :

je suis full.

Ça vaut toujours mieux qu’empty.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Quitte à mettre le réel à distance, pourquoi pas dans d’autres patois ? Siiii, on se rend mieux compte :

je suis voll (allemand) ;
je suis lleno (espagnol) ;
je suis gadeukhada (coréen).

 

Rappelons que jusque-là, le mouton était « surbooké » voire « overbooké ». Quand on n’a pas une minute à soi, on ne farfouille pas dans sa langue maternelle, pas déconner, non plus.
Or, il n’y a de surbooking (ou de « sur-réservation ») qui vaille que pour les avions de ligne. Et encore, anglaises ou amerloques. Le mouton « surbooké » fait-il compagnie aérienne ? Non mais il a gagné deux syllabes depuis qu’il est « full ». Notez qu’il les reperd en geignant qu’il est « full, full, full ».

Ça vaut toujours mieux que « plein » ou « rempli », évidemment. « Je suis plein » prête à confusion. « Comme un œuf » ou « une barrique », le rendez-vous ne se fixera pas dans les meilleures conditions.

 

« Je suis complet » alors ? ‘Scusez, la traduction n’est guère plus glorieuse. Le mouton « full » fait-il hôtel ? Non mais son anglais de Prisunic s’y prêterait.

Au fait, en pareil cas, que dit son homologue anglo-saxon ? « I am full » ? Laissez-nous rire. Ne serait-ce pas plutôt son agenda qui est « full » ?

 

Où l’on voit que la vie du mouton se résume à son emploi du temps. Et que pour aligner trois mots de français, plus personne ne se foule.

Merci de votre attention.

 

Gap

 

Quand un pompeux de service parle de « gap générationnel », ça fait un peu cet effet-là :

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Dans notre série « l’anglicisme for itself » (qui est le comble de la loose), il semble qu’on ait de nouveau franchi un gap. Rappelons que c’est pour ne pas dire fossé. Pour se défausser, quoi.

 

But why ?

Sans doute parce que fossé rappelle trop fosse, qu’on associe peu à de radieux souvenirs : fosse commune, fosse septique, fosse à purin ; n’en jetez plus.
Et la fosse d’orchestre alors ? Et les fossettes de votre chéri(e) ?

Le pire, c’est que ce rapprochement est 100 % justifié : fosse et fossé ne font qu’un, depuis le latin fodere, « creuser », foyer de fouir, fouiller, fossile et, en creusant plus profond, profond.

 

Gap s’en écarte en tout point. Cet homonyme du chef-lieu des Hautes-Alpes et d’une marque de frusques a suivi une route plus glorieuse dans la langue de Shakespeare, où il désigne un « espace vide » ou une « brèche », fruit du verbe to gape, « bâiller, béer ».

 

De manière plus terre-à-terre, l’attirance du g de générationnel n’est sans doute pas pour rien dans le succès de gap.

 

D’accord mais is it a reason ?

A ce compte-là, supplantons tous les mots patibulaires par leur équivalent outre-Manche : avoir un hole de mémoire, la bump des maths, un hair dans la main, la crotte au bottom.
Pour generation, heureusement, c’est bonnet white et white bonnet.

Un salut amical aux habitants de Saint-Maur-des-Gaps.

Merci de votre attention.

 

« Faire sens »

 

Les arguments s’enchaînent, l’expression est fluide, le feu des idées roule. Jusqu’à ce qu’un khôn gluant, concluant sa question de douze bornes de long, demande aux débatteurs si « ça fait sens ». Ils seraient parfaitement en droit de rétorquer que non, ça ne fait aucun sens.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

De prime abord, cette expression au-dessus de la mêlée est du pur jargon psy. « Avoir un sens », c’est bon pour le pékin de base. Le sens de « faire sens » va plus loin. C’est ce dont les pédants s’auto-convainquent pour se donner un air une légitimité. D’ailleurs, la tournure prend souvent appui sur un tiers :

Est-ce que ça « fait sens » pour vous ?
Ça peut « faire sens » dans le contexte actuel.

A force de tout envisager sous l’angle de la construction (et de la « déconstruction »), on en vient à considérer qu’au lieu de signifier, les choses restent extérieures au sens et « font sens » comme des cartes formeraient un château. Mouches, surveillez vos arrières.

faire-sens2Sans vouloir dénoncer les petits copains, la responsable, c’est Albion. Sur ses côtes, « to make sense » a un sens : celui d’« avoir un sens », sans chercher midi à fourteen.

Encore plus flagrant à la négative :

It doesn’t make sense :
ça ne veut rien dire.

La locution a peu ou prou le même rayon d’action que notre adjectif sensé.

 

Aussi insensé que ça puisse paraître, « faire sens » est donc né d’une traduction mot à mot de « make sense », les aminches.

Heureusement, c’est un cas isolé. Sans quoi nous aurions eu droit à « faire sûr » (« make sure »), « fais haut ton esprit » (« make up your mind ») ou « vous avez fait ma journée » (« you made my day »).

 

Les making of sont toujours décevants, ne sont-ils pas ?

Merci de votre attention.