Escaliers

 

Les escaliers ou l’ascenseur ? Question idiote puisque dans tous les cas, on ne peut en prendre qu’un à la fois.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Mettez-vous à la place du maçon : la construction d’un escalier ne lui fait pas peur. Commandez-lui-en plusieurs et vous vous heurterez à un refus catégorique.
Vous qui croyiez monter et descendre quatre à quatre les escaliers, alors que c’étaient les marches ! Ni très sympa pour les marches, ni très respecteux de l’ouvrage.

De même, se croiser « dans les escaliers » est hautement improbable, d’autant que « sur les marches » est à peine plus heureux (surtout avec un boulet).

En guise de patch, rien de tel qu’un complément. Ajoutez « principal » ou « de service » à escalier, le blème est évacué aussi vite que le bâtiment : c’est le singulier qui s’impose.

Si les symptômes persistent, prenez les trois marches qui vous servent de perron. Y voir des escaliers ne vous effleure même pas l’esprit (du même nom) ; vous êtes guéris. Ce qui pose la question de savoir à partir de combien de marches « l’escalier » devient « les ». Zéro, z’avez encore marché. Revenez dans six mois.

Au fait, la fois où il vous prit l’envie de dévaler les escaliers sans vous tenir à la rampe, ne vous rétamâtes-vous pas en beauté ?

 

L’erreur est aussi proportionnelle au nombre d’étages. A chaque palier, l’escalier se subdivise, c’est humain. De là à distinguer « l’escalier du premier » de « l’escalier du deuxième » et suivants, il n’y a qu’un pas.

Mais transposez aux châteaux de la Loire : colimaçon d’un seul tenant. Sentez comme « les escaliers » y ferait populo ?
Et celui du festival de Cannes ? On ne dit même pas escalier, encore moins escaliers, tout juste « montée des marches ». Sans doute parce qu’on y avance comme un escargot, pour pouvoir se faire crépiter dessus sans froisser sa garde-robe.

Car la tentation du pluriel est aussi liée à l’idée de vitesse. Ou au contraire, à la lenteur de l’ascension due au poids des courses.
On vous fait confiance pour la chute.

Merci de votre attention.

 

Surpoids

 

Replets, replètes, vous conviendrez qu’on ne s’habitue guère au surpoids. Et pour cause, il n’y a qu’un poids, point. Ou alors il faudrait aussi parler de sous-poids. Les plus inchatouillables physiciens s’en feraient dessus.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Prenez l’obèse du Guinness des records. Il se contente, comme nous tous, de peser son poids, qui est absolu (mais qui est surtout énorme). Tout surpoids ne serait pas homologué. D’ailleurs y’a pas besoin de l’accabler davantage, le gros.

Et taille ? Pas de sur- qui tienne. Mesure-t-on la surtaille du grand schlaqué du Guinness des records ? Non, une fois la toise retirée et l’escabeau replié, on lui fout une paix royale. En l’appelant éventuellement « grand », en signe d’affection.

Et pour l’ascenseur bondé qui ne parvient pas à décoller, n’est-ce pas le surpoids qui est en cause ? Plutôt une « surcharge pondérale », expression à ne surtout pas appliquer à ses occupants, même bien en chair, sous peine de verser dans le surpolitiquement correct.

 

Au même titre que non-voyant, malentendant ou hypernerveux, surpoids est un terme clinique monté de toutes pièces par la gent diététicienne désireuse de vendre son bifteck bio ne froisser personne. L’effet produit est exactement l’inverse.
Pendant ce temps-là, que devient embonpoint ? On le laisse choir comme une demi-crotte, alors qu’il mériterait une étymo à lui tout seul.

 

Must du must, surpoids est toujours introduit par le trop fameux « être en » pour former – défense de rire – « être en surpoids ».
Est-ce à dire qu’« être en poids normal » nous pend au nez ? Ça reste avoir.

 

Patapoufs, patapoufs, relativisez. La prochaine fois que la balance vous renvoie votre surpoids à la figure (en décrivant une courbe au-delà des bourrelets), dites-vous bien qu’elle surpèse.

Merci de votre attention.

 

Rez-de-chaussée

 

Les cruciverbistes, verbicrucistes et autres transgenres de la grille le savent bien : dès qu’on parle du Dieu-Soleil des Zégyptiens, et sont interchangeables. Rez et ras aussi, sans vouloir la ramener.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Avec son z final, survivance comme on les aime du vieux français (chez, lez, nez et on a fait le tour), rez équivaut donc à ras. Mais pas à raz, cette « énorme vague isolée qui déferle violemment sur la côte ». Imaginez quelle fâcheuse répétition du –rée de marée nous aurait valu un « rez de marée » – en sus des dégâts matériels.

 

L’usage de rez tout seul s’est perdu, quoiqu’il chiait la classe :

Le comte d’Huntingdon, demeuré sur la flotte (…) avoit ordre de suivre rez les côtes le mouvement des troupes. (Chateaubriand)

Depuis, vu son sens, on lui a fourré dans les pattes un complément de lieu. Rez-de-chaussée : « à ras de la chaussée » ; ça perd un peu de son charme, m’enfin, faut ce qui faut.

 

Rez/ras, version rasibus de rasus, participe du verbe latin radere : « raser » dans tous les sens du terme. Dérivés auxquels on ne pense pas, bien que sous nos yeux : abrasif (qui ôte en raclant), râteau (qui ôte en raclant). Sans parler d’éroder et de corrosif, couvés par le cousin rodere.

 

Et chaussée dans tout ça ? Les latinistes la font descendre du non académique calciata, « faite à la chaux », en parlant d’une route. D’aucuns, soutenant – à raison – que calx n’est pas seulement de la chaux, oublient – à tort – que les trottoirs ne sont pas faits pour les chiens.

 

Soulignons qu’habiter au rez-de-chaussée sans ascenseur est un des seuls luxes que l’on puisse se permettre indépendamment de ses revenus.

Merci de votre attention.

 

Epépé

épépé

Epépé, de Ferenc Karinthy Editions Zulma

Hep ! hep ! hep !
Souffrez qu’on vous rattrape par le colbac : vous passiez à côté d’un chef-d’œuvre. ‘Tention, le dur de dur, le vrai de vrai, que seul un cercle ridiculement restreint d’initiés qualifie de « culte ». Ecrit en 1970 par Ferenc Karinthy, inconnu au bataillon, Epépé paraît chez un obscur éditeur, Zulma, qui signe d’un Z laconique. Ajoutez à ça la nationalité hongroise de l’auteur, le découragement poindrait quasi. Hongrois, pas coréen, fuyez pas. Mais surtout journaliste, dramaturge, traducteur de Molière et champion de water-polo, voyez qu’il y a de la matière.

Sachez aussi que son précédent éditeur en France rachète les droits du roman chaque fois qu’il change de crèmerie. Pas à mettre entre toutes les mains, z’êtes prévenus. Sans jouer aux comparaisons hasardeuses, Epépé secoue façon Kafka : il y a un avant et un après.

Mais que raconté-ce ?

Très simple : croyant s’être envolé pour Helsinki, un type se rend compte qu’il atterrit dans une grande ville d’un pays indéterminé et indéfinissable, dont il ne comprend pas la langue, ni l’alphabet.
Personne ne peut l’aider en quoi que ce soit.
Et personne ne le cherche.

Sueur froide subsidiaire : le héros (le mot n’est pas trop fort, vu les nerfs qu’il faut) est un linguiste patenté (ce qui ne manquera pas de vous plaire, les gugusses). Sauf qu’évidemment, les sabirs qu’il connaît ne lui sont d’aucune utilité dans ce vase clos, hors de toute science-fiction et d’autant plus malaisé à situer…

L’argument fait penser à un mauvais rêve. L’écriture aussi, c’est là le trait de génie du gars Ferenc. Les choses arrivent et on ne s’étonne pas qu’elles arrivent. Ton neutre (et glaçant) du présent de l’indicatif. Aucun procédé stylistique, ou alors l’air de rien, comme cette splendide mise en abyme : un match auquel assiste la foule en furie (fait pas bon être agoraphobe dans Epépé) et dont sort vainqueur celui qui parvient à franchir l’obstacle en bout de stade avant que la masse ne fonde sur lui…

 

Sauvageons de passage, reconsidérez l’expression « truc de ouf », il y va de votre crédibilité.
Car l’identification est dévastatrice : on est coincé avec le héros dans sa chambre d’hôtel, dont même le numéro semble hostile. Seule la fille de l’ascenseur éveille une lueur d’espoir.
Comment tout ça va-t-il finir ? (… à vrai dire, on en est là de la lecture alors chut).