« Les un an »

 

On ose à peine l’écrire. Pourtant, on ne perd jamais une occase de l’annoncer haut et fort (hein ? de « les » annoncer pardon). Il n’est pas jusqu’à la télévision française qui ne revienne sur « les un an » d’existence d’un parti, par exemple. Vous voteriez pour, vous ?

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Fêter les deux ans du petit dernier, les trois ans du blog voire les cinq-cent-vingt-sept ans de mariage de Lucette et Marcel (noces de béton armé, pour ceux que ça intéresse), tout à fait bonnard. Mais de grâce, ne prévoyez rien pour « les un an » de quoi que ce soit, ou la colère divine pourrait s’abattre sur vous.

Evidemment, « le premier anniversaire » a une gueule de premier de la classe, à côté. Plutôt injurier la grammaire qu’aligner des syllabes à n’en plus finir, c’est bien connu.

 

Les tenants des « un an », inarrêtables, étayeront leur ignominie par l’argument suivant : étant donné qu’on a déjà fêté « les six mois », repasser par le singulier ne revient-il pas à prendre le toboggan à contresens ? Remémorez-leur le jour où ils avaient fêté « les un mois », pour rire.

Il faut dire que un est à la fois adjectif cardinal (le premier d’une longue série d’entiers) et article indéfini (au féminin une). D’ailleurs, conviez les poteaux aux une année d’un événement quelconque et observez comme la pilule ne passe déjà plus de la même manière : ils déclineront l’invitation les uns après les autres.

 

Certes, « le + un » pique les yeux. M’enfin quoi, se rabaisser à dire « l’an » ? A la guerre comme à la guerre, « les + un », au moins, augure d’une suite. Et tant qu’y’a de la vie, y’a de l’espoir, c’est bien connu derechef.

Dans la même logique, « les un quart de siècle » n’aura pas lieu de résonner puisque la prochaine étape sera le demi-siècle et non deux quarts tout juste bons à attendrir les matheux pur sucre.

 

Les éphémères, eux, préfèrent clamser sitôt leurs « un jour » passés. On les comprend.

Merci de votre attention.

 

« Bruisser »

 

L’usage accouche parfois de curieux petits ornithorynques (« ornithorynqueaux » ? « ornithorynquetons » ? Y’a des bestioles j’vous jure, inclassables jusque dans leurs gniards). N’en profitez pas pour dévier du sujet qui est « bruisser ».

Mais revenons à nos monotrèmes, moutons.

Dissipés que vous êtes, vous vous demandez pourquoi le verbe s’emmitoufle ainsi dans des guillemets d’ailleurs l’étymo d’emmitoufler s’avérerait des plus passionnantes et si on vous dérange dites-le hein. C’est que « bruisser », comme les soucoupes volantes, Kaili et les amours désintéressées, ça n’existe pas. Z’aurez beau protester que

toute la ville « bruisse » de rumeurs

à longueur d’informations ou qu’

on entendait « bruisser » les basses branches

sous la plume des grands auteurs, y’a que bruire qui vaille, les cocos. Si la tentation nous saisit tout entiers de le changer en « bruisser », c’est sûrement sous l’influence de l’imparfait, qui comme son nom l’indique est un faux-jeton de première.

Splication. Il fut un temps où l’on conjuguait bruire le plus logiquement du monde :

Il bruyait.

Bruire signifiant « émettre un bruit léger », son participe présent bruyant engendrait la confusion avec l’adjectif bruyant qui, lui, évoque tout sauf un murmure agréable. Priorité donc à la forme en bruiss-, plus proche de bruissement et des désinences des petits copains en –uire : cuire, cuisant, détruire, détruisant, etc. Le doublement du s collant par-dessssus le marché avec l’image sonore du vent dans les feuilles et autres cigales Duracell.

Ainsi, mis à la sauce bruiss-, bruire a été purement et simplement jarreté vers la sortie par ce parvenu de « bruisser ».

 

Sauf que celui-ci n’a ses entrées dans aucun dictionnaire des deux derniers siècles. Chique coupée ? Faits têtus. Grevisse nous avertit charitablement depuis des plombes : « un usage fréquent qui cherche à s’établir a formé l’infinitif bruisser ». Idem pour le Larousse de la Langue française (« un barbarisme ») et pour ce bon vieux Bescherelle (« le verbe bruisser se soutient difficilement »).

 

Chers moutons persuadés que

la rumeur « bruisse »,

(vous diriez « faire le buzz » ; kif-kif avec deux z), trouvez-vous pas que le mal est déjà bien grand lorsqu’elle « bruit » ?

Merci de votre attention.

 

« En filigramme »

 

Certains concepts un brin périlleux n’apparaissent à notre esprit plein comme un œuf qu’en filigrane. Aussi écorche-t-on le mot qui les porte. On évitera donc d’affirmer qu’« en filigramme » sort de la bouche des cuistres, appellation obscure et pédante comme ceux qu’elle désigne. Les auteurs de ce barbarisme (cette barbarie ?) seront plutôt, à proprement parler, des khôuillons.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Car il faut bien reconnaître que dire « filigramme » pour filigrane à cause de milligramme, c’est un peu khôuillon. Même si, on le concède volontiers, tout ce petit monde est atteint de paronymie – autre terme à prendre avec des pincettes si on n’est pas sûr – et que cela constitue une circonstance atténuante, comme l’idée de ténuité commune.

Comment ? Exténués ? Voici pourtant une autre excuse pour les tenants de « filigramme » : l’hésitation remonte à loin.

1664 très exactement : en Orfèvrerie du Sud, on utilise alors la technique du « filigramme » pour dorer une belle pierre qui mousse. Dès 1665, filigrane lui fait concurrence. En 1818, « filigramme » joue toujours des coudes dans le sens qu’on lui connaît : « marque que l’on voit par transparence dans une feuille de papier ». Il faut attendre 1835 pour que filigrane triomphe dans le dico académique grâce à ses racines zitaliennes : filigrana, littéralement « fils et graines » dessinant la fameuse empreinte dans le papier.

On peut être d’autant plus attiré par « filigramme » que, pour ne rien arranger, le papier, ce saligaud, possède un grammage, mot des papetiers pour dire poids (60 g/m², 90 g/m²…).
D’où ces vers immortels du poète :

Sans mentir, si votre grammage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »

Vous aurez lu entre les lignes : toujours replacer le frometon dans son papier.

Comme quoi, devant le vocabulaire, on a souvent les yeux plus gros que le ventre.

Merci de votre attention.