« Arriver (à) »

 

Dans le droit fil d’« habiter (à) », voilà un dilemme sur lequel nous butons comme des mutons. Disons-le tout net : quand arrive arrive, on n’arrive jamais (à) décider du sort de la préposition.

Mais revenons à nous, moutons.

Ce à, le locuteur exigeant qui sommeille en vous vous hurle pourtant de ne surtout pas l’oublier. En ajoutant « khônnard » afin de ne laisser aucune place à l’indulgence.
Car, bien souvent, votre envie de vous mesurer à vous-même et aux autres est sanctionnée par ce constat :

j’y arrive pas.

Y sous-entend l’action au point qu’on en vient inconsciemment à virer à.

T’arrives monter ou je te fais la courte ?

Notez que courte sous-entend échelle au point qu’on en vient à la virer sans ménagement, elle aussi. Résultat : trois côtes cassées.

 

Mine de rien, arriver s’octroie donc les mêmes pouvoirs que pouvoir, derrière lequel en effet l’infinitif suffit :

je peux/j’arrive le faire.

Vilain, certes, à lire comme ça, mais la locution tronquée est si tentante qu’elle prend parfois ses aises :

Il n’arrive plus s’en passer.

Avouez que glisser un à là-dedans flirte avec l’incongru ! Mais remplacez par parvenir.
Pour les battements de coulpe, c’est par ici.

 

A la décharge d’arriver, on le laisse souvent se balader tout seul, çiloui-là. Par exemple, à l’appel de votre nom, votre premier réflexe n’est-il pas de répondre :

J’arrive !

Eculé stratagème qui vous donne du répit pour finir vos trucs en cours mais qui a le don d’énerver la cantonade, laquelle aimerait bien passer à table, si c’était possible.

Et, au terme d’un long trajet émaillé de

C’est quand qu’on arrive ?,

lorsqu’enfin

on est arrivé,

c’est à destination.
En tendant l’oreille, les malades en voiture auront même la chance d’entendre les grumeaux du vomi déclarer : « nous v’là rendus ».

Merci de votre attention.

 

Pif

 

Hors anatomie faciale, nous ne surnommons guère que nos membres les plus éminents : mains, pieds, … (oui bon). Rien pour le coude, pas davantage pour le tibia. Et en remontant, tandis que mirettes, portugaises, tifs et pif vont bon train, sourcil n’a jamais droit à son sobriquet, pas plus que menton.

Mais revenons à nos mentons, moutons.

Pourquoi pif, nom d’un chien ? Une onomatopée au pif ? Allons bon. On ne vous la fait pas, l’argot est trop malin pour ça, qui jette son dévolu sur notre appareil nasal. Y’a qu’à voir l’afflux des dérivés de pif :

– « Au pifomètre » :
extension plaisante de « au pif » qu’on traduira soit par « au hasard » soit par « au feeling », ce qui ne revient pas du tout au même comme le hurlent du fond de la salle des zélateurs de Jacques Monod donnons-leur donc le micro qu’on les entende en stéréo ;

– le bourre-pif cher à Audiard :

Non mais t’as déjà vu ça ? En pleine paix ! Y chante et pis crac, un bourre-pif !

(Raoul Volfoni, Les Tontons flingueurs) ;

– et enfin le succulent piffer, sans lequel la langue ne serait pas tout à fait ce qu’elle est. Pour atténuer son emploi toujours négatif :

ne pas pouvoir piffer qqn,

certains l’altèrent en piffrer. L’influence d’empiffrer ? Renvoi d’ascenseur plutôt : l’ancien français piffrer préfigure bel et bien empiffrer.

 

Vous noterez au passage que « ne pas blairer », « ne pas sentir qqn » sont eux aussi situés dans la sphère ORL.

Et ce, depuis 1821, date à laquelle « avoir qqn dans le pif » fait son entrée fracassante. Il faut poireauter jusqu’au milieu du XXe siècle pour qu’un sens positif (« flair ») fasse un peu oublier le « gros nez » du piffard, aujourd’hui passé de mode.

Car le pif de 1888 est autrement plus connoté que le nôtre :

Nez et principalement nez bien en chair et haut en couleur, nez d’ivrogne.

Pour évoquer la grosseur, on a donc été chercher pif à l’instar de pouf pour pouffiasse et patapouf

 

Oto-rhinos, laissez-vous aller à dire pif dans l’intimité, ça détendra tout le monde.

Merci de votre attention.

 

Feuille de route

 

Jadis, confronté à un blème quelconque, l’homme au pouvoir proposait un plan*, auquel on pouvait trouver à redire mais qui avait le mérite de la franchise. Le même, de nos jours, se tient à une feuille de route dont le simple brandissement le dispense – ben voyons, mon cochon – de la détailler.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

A bien y regarder, « feuille de route » n’est que la version chic d’itinéraire. Elle indique que pour aller là, on doit passer par là, là et là en faisant attention aux radars, zones dangereuses et éboulis éventuels. Sauf qu’itinéraire, c’est bon pour les petits joueurs, les suiveurs, les passifs, les inquiets du volant. Alors que feuille de route, hein, grande classe, tifs au vent, coude, que dis-je, avant-bras par la portière, impression de savoir où l’on va et comment on y va. Quitte à en changer en cas d’imprévu, tout comme les gépéhès nous reprennent en main où qu’on se paume.
La voilà donc devenue un classique des zéléments de langage, grâce aux staffs des politiques qui y consacrent leurs jours.
La feuille de route correspond d’ailleurs au fait de « s’être fixé un cap », « une ligne ».

Un Premier Ministre français, passablement agacé de devoir apaiser les tensions au sein de son gouvernement, déclarait à l’instant même :

Moi j’ai une ligne, hein, vous pouvez compter sur moi, je veux être en permanence celui qui ramènera à l’essentiel, à la ligne qui est celle que le Président de la République a fixée et qui est ma feuille de route, moi j’en ai pas d’autre.

On se prosterne de gratitude. Et d’admiration : peu d’orateurs seraient cap d’enfiler mot pour mot une telle tirade.

Enfin, quel soulagement d’apprendre, au sortir d’âpres négociations, qu’elles ont débouché sur une feuille de route ! Notez qu’on en voit rarement la couleur. C’est le côté pratique de la feuille de route, dont le mystère impressionne toujours.
Et puis une feuille, c’est du concret, ça se consulte à tout moment.
Pas sûr que le pilote nous la laisse trifouiller sur ses genoux, par contre.

Merci de votre attention.

 

* Pendant des lustres se sont même succédé les « commissaires au plan ». Signe des temps, l’organisme au sein duquel ils officiaient vient d’être remplacé par le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP). Selon nos dernières informations, un Commissariat général à la feuille de route et au petit bonheur la chance (CGFDRPBLC) serait à l’étude.