Tendance

 

Dès qu’une vendeuse en n’importe quoi estime devoir conforter le client sur le choix d’une coupe, d’une couleur, d’une merdouille quelconque, elle lâchera tôt ou tard :

Et puis c’est très tendance.

Argument massue après lequel il ne pourra plus reculer. Notez que, bidouillé en adjectif, le mot lui-même est devenu tendance. Somptueuse mise en abyme apte à dérider les plus pincés au passage.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Tendance est parvenu à démoder mode. Et pourquoi ça, puisque plus synonymes, tu meurs ? Parce que Coco (Chanel) eut le tort de populariser la formule de Cocteau (Jeannot) : « la mode, c’est ce qui se démode ». Balle dans le pied des stylistes ? Vite soignée : il suffisait de décréter que les choses pussent « revenir à la mode » pour assurer un avenir toujours radieux au tiroir-caisse.
Alors que « se détendancer », c’est pas demain la veille qu’il arrivera dans les rayons, çiloui-là.

Car les contours d’une tendance sont flous, par définition. C’est là sa grande force : on ne sait trop où ni quand elle apparaît. Surtout, elle ne disparaît jamais puisqu’à l’inverse de la mode qui se démode, son négatif n’existe pas. On chercherait en vain un cimetière des éléphants des tendances : elles se contentent de passer la tête lorsqu’on les invoque. Comme si l’ensemble des gogos s’amourachait et se lassait comme un seul homme. Dans le genre moutons, avouez que ça se pose là hein.

 

D’ailleurs, précisez « la tendance du moment », on vous rira au pif en hurlant au pléonasme. Tel le plat du jour, la tendance est toujours « du moment ».

C’est pourquoi, quand les magazines de filles du sexe féminin mettent à la une des

nouvelles tendances

ou claironnent que

l’été sera tendance,

soyez circonspectes.

Pas d’« ancienne tendance » possible, ni de « future ». Ou alors, on tend légèrement à vous bourrer le mou.

Merci de votre attention.

 

Absurde

 

Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs.

Quiconque pratique l’absurde à plus ou moins haute dose pourra faire sienne cette devise du poète.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Admettez qu’en gros, le sens d’absurde est « qui n’a pas de sens » – ce qui donne d’emblée la dimension du personnage. Celui-ci entre en scène dès le XIVe siècle, encore grimé en absorbe, absorde ou absourde. De quoi rester quelque peu abasourdi.
D’autant que les Français d’alors n’avaient pas franchement besoin de chercher midi deux heures plus tard : les Latins employaient déjà absurdus au sens de « discordant ».

En bons étymologues du dimanche, vous vous dites : ab- privatif, surdus vaguement lié à l’idée de « sens ». Z’oubliez à qui vous avez affaire. Joignez pas l’aveuglement à la surdité s’il-vous-plaît.
En réalité, le préfixe est là pour renforcer surdus (« sourd »), exprimant l’incongruité à son paroxysme (ou à son point d’ab-outissement, c’est kif-kif).

Et figurez-vous que surdus, qu’on croyait connaître sur le bout des doigts, n’est autre que le participe passé trafiqué de notre susurrer ! Qui lui-même est un doublement du vieux radical indo-européen swer-, salement imitatif (chuchotez deux secondes, d’où que vous soyez, c’est « swer-swer » qui vous viendra, c’est comme ça). Rien à voir avec les siamois swer- au passage allons allons, soyons sérieux.

 

Autrement dit, absurde est un gros murmure.
Comme son nom l’indique.

Merci de votre attention.

 

Jean-Louis Fournier

 

Il fustige l’absurdité de la vie, les guillemets et les humoristes pas drôles, Jean-Louis Fournier est un frère d’armes. Si vous n’aimez rien tant que les feulements ordinaires magnifiés par l’écriture, foncez lire Ça m’agace !, son petit dernier. Identification maximale pour les moutons contrariés comme vous et moi !

Si vous préférez l’ouïr en interview (prononcé viouve car Jean-Louis Fournier n’est « plus un perdreau du jour » selon son expression), on peut dire que vous tombez bien : Rebecca Manzoni lui a récemment brossé le portrait. C’était dans Eclectik, émission de service et d’utilité publics par la seule présence du grain manzonien (épaisseur et espièglerie, LA femme faite voix, si j’ai une fille elle s’appellera Rebecca, sa maman aussi mais m’en fous). L’auteur y parle surtout de Mon dernier cheveu noir, sous-titré avec quelques conseils aux anciens jeunes, qu’il défend himself sur les planches. Impossible de citer un chapitre in extenso, ça vous priverait du plaisir de la découverte pis M’sieu Copyright ferait ses gros yeux. Impossible aussi d’amputer la moindre virgule. En guise de pis-aller, l’incipit, juste pour donner le ton :

De Radiguet, écrivain mort à vingt ans, Cocteau a dit :
« La première fois que je l’ai vu, j’ai compris qu’il nous était prêté et qu’il allait falloir le rendre. »

De moi, on pourra dire :
« La première fois qu’on l’a vu, on a tout de suite compris qu’on ne pourrait pas le rendre et qu’il allait falloir se le garder un bon moment. »

 

Jean-Louis Fournier écrit dans un style simple et sec (il « déteste parce que », je cite toujours) des trucs d’une intelligence sans bornes, d’un cynisme parfois impitoyable mêlé de poésie. Il atteint d’autant mieux son but que le format est court.
La minute nécessaire de M. Cyclopède, vous vous souvenez ? Le gars qui filmait Desproges s’appelait Jean-Louis Fournier et non, c’étions pas un homonyme.
(Même l’horloge, c’était la sienne).

Ça vous pose un bonhomme, non ?