La condition du futur

 

Depuis environ Cro-Magnon, futur et conditionnel sont des concepts bien clairs dans nos têtes. On a beau ne pas les confondre intellectuellement, dès qu’on les couche sur papier, ça redevient du pifomètre, comme si 1 et 1 faisaient alternativement 2 ou 11. C’est dire à quel point l’orthographe est en option dans ce pays de débiles.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Futur = ce qui arrivera (c’est sûr).
Conditionnel = ce qui arriverait si (c’est pas sûr).

Les trouble-fête rétorqueront que le futur ne se peut prévoir, et que rien n’est sûr ici-bas et que c’est d’ailleurs tout ce qui fait le sel de la vie. Une attaque de drones dans les glaouis suffira (sûr) à les écarter de la piste.

Comme on ne parle que de soi dans ce pays de blaireaux, l’infamie n’éclate heureusement qu’à la première personne. C’est la conjugaison qui veut ça :

j’aimerai/j’aimerais.

Rien ne les distingue à l’oreille. Mais décalez-vous d’un cran :

tu aimeras/tu aimerais

et ainsi de suite.

Ou alors, complétez par bien :

j’irai/j’irais bien.

Impossible de se planter. D’ailleurs ça ira bien. Qu’il faille en passer par ces petits trucs pour ne plus commettre ces erreurs grossières, c’est à vous dégoûter de ce pays d’incapables.

 

Ayant recouvré leur virilité sur ces entrefaites, les chipoteurs argueront que le doute est parfois légitime :

j’aurai besoin de bras/j’aurais besoin de bras.

Si la grande chaîne de l’évolution vous a hypertrophié la comprenette au point de ne plus sentir le tact du conditionnel, voire du futur ici (car le pauvre a de toute évidence besoin d’aide maintenant), remplacez par le futur proche :

je vais avoir besoin de bras.

Pendant que vous gambergez, l’armoire est déjà en bas. Pays de tire-au-flanc.

Merci de votre attention.

 

Trac

 

Avec les lasagnes surprise et le trouble amoureux (qu’il colle de près), le trac est sans doute l’émotion la plus costaude qui soit. Penchons-nous là-dessus tout à trac.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Le traître surgit toujours à la faveur d’une prestation, où nous nous devons de briller sans montrer qu’on n’en mène pas large. Et n’allez pas croire qu’on s’y habitue : au théâtre, même les meilleurs sont traqueux tous les soirs. Alors un peu de respect, s’il-vous-plaît.

 

Vu l’universalité de la chose, le mot est fort récent (1830, auparavant, on n’était pas des mauviettes). Il se présente alors sous la forme traque, dans laquelle certains repèrent le radical trak exprimant le sursaut. D’autres y voient l’influence d’un patois hindou proche du sanskrit trasa-, « frayeur, terreur, angoisse ».

Mais traque ne viendrait-il point plus simplement de traquer ? Pis que ça, le verbe lui-même dérive du moyen français trac, « allure, piste, trace ». D’où le traquenard destiné à effrayer son monde, à l’origine « trot défectueux du chwal ». Quant à l’objet détraqué, il est littéralement « sorti de sa marche » ; il s’agit donc de le retraquer s’en séparer au plus vite.

 

D’ailleurs, en parlant de « piste » et de « trace », les Anglois ont aussi leur track. A rapprocher du néerlandais trekken, « marcher », ainsi que du vieux teuton trechan, « tirer ». Lesquels, avant l’invention du trekking, ont rebondi sur le latin trahere pour nous offrir traction, tract et remplacer les bêtes de trait par des tracteurs. Sans oublier – on y revient – attraction et attrait. Tout ce qui « tire » et « attire », en somme.

 

D’ailleurs c’est pas la peine de baliser. Car comment dit-on trac en anglois ? Nerves. Au pluriel, le même mot que pour « culot ».
Savez ce qui vous reste à faire.

Thanks for your attention.

 

Hein

 

Fascinant hein. A l’onomatopée, au pur réflexe, à la nasalité la plus ahurie (« hin »), il a plu à la muse d’adjoindre cet étrange e, quand les Zanglais sont allés comme d’hab au plus court avec leur « huh ? ». Oh ! Hé ! Hein ? Bon.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Frein, plein, blanc-seing, enfreindre, peindre, teindre, a- et restreindre, sans oublier le fameux polyptyque éteins-étreinte-tes reins-tes seins-enceinte : pour leur e, nos mots en ein ont tous un motif valable. S’ils n’en ont pas hérité direct du latin, ils se le seront vu offrir par un moine copiste payé à la lettre. Mais si fantaisiste qu’il ait été, quel calligraphe a bien pu mettre noir sur blanc hein, ce mot de l’oralité par excellence ? There is more than meets the eye là-dessous, comme disent les Zanglais décidément fortiches en expressions idoines.

 

Hein fait son entrée dans le dictionnaire en 1835. Au prix de contorsions dont on ose à peine vous entretenir.

Bien des années plus tôt, dans la VO du Roman de Renart, on relève par exemple « ahenc » :

A tant li tendi le harenc ;
Primaut le prist et dist : « Ahenc,
Bien puisses-tu estre venuz ! (…) »

Sous-titres :

Il lui tend aussitôt le hareng ;
Primaut le prend et dit : « Ah !
C’est bien que tu aies pu venir ! (…) »

Ce ah ! avant la lettre débaroule donc attifé en ahenc pour une sombre histoire de poiscaille. Seulement, comme l’étymo, c’estions point une soirée déguisée hein

Il semble que le mot ait pour véritable ancêtre « hen », qui à compter du XVe siècle se dit en guise d’imprécation ou de relance pour l’interlocuteur. Il faut attendre 1724 pour le croiser sous sa forme actuelle chez Marivaux, non sans être passé par « heim » fin XVIIe. M final tout sauf incongru si l’on se tourne vers l’interjection « hem », sur laquelle les latinistes projettent (mais comment le sait-on ?) toute la gamme des sentiments, de l’effroi jusqu’à l’heureuse surprise et pourquoi pas l’éclaircissement de la voix hum le fond de l’air est frais ah la la y’a plus d’saisons.

« Moi ! Moi ! », trépignent alors les spécialistes de l’ancien français. Et de proposer, doigt levé, l’autre main soutenant l’aisselle, « ainz, ains, einz ». Bien que l’adverbe ait signifié pendant 500 ans « mais, plutôt que » (= « plus tôt que », du latin ante, « avant »), ains et hein font deux, j’en ai bien peur.

 

Quoi qu’il en soit, hein nous sert de « particule pragmatique », comme disent les linguistes acharnés. On en parsème ses discours dans l’attente d’un assentiment plus ou moins explicite de la cantonade :

Hein qu’on est bien ici ?

Les statistiques montrent qu’il se trouve toujours, dans notre cercle de connaissances, au moins un bègue du hein, qui, hein, probablement manque hein de confiance en lui, hein, suite hein à une carence affective, hein, qui sait ? Aussi, faisons-lui un poutou, au lieu de le charrier.

Merci de votre attention.