Dépasser sa pensée

 

Suite à une engueulade, la coutume veut qu’un des deux belligérants s’excuse au motif que ses mots ont dépassé sa pensée. S’il le pense sincèrement, ça nous dépasse.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Parce qu’à l’instant où nos deux zozos s’envoient des fions, ils pensent exactement ce qu’ils disent. Sans ça, pas d’engueulade, ce moment rare où l’on déballe tout sans arrière-pensée.

En partant du principe que les mots de la colère traduisent fidèlement la colère, comment peuvent-ils la « dépasser » ? Absurde. En plus de penser ce qu’il pense (ce qui est déjà rédhibitoire), l’autre se fourvoie s’il pense vous convaincre qu’il ne le pensait pas. Enterrer la hache de guerre requerrait une plus grande franchise.

 

Avec la mauvaise foi au moins, tout est clair : les mots contredisent la pensée. Mais ce « pauvre merde » qui vous était destiné ? Il ne voulait pas dire moins que « pauvre merde ». Idem lorsque vous avez recommandé à votre interlocuteur d’« aller chier dans sa caisse » : ne le pensiez-vous pas de toutes vos forces ?
Et lorsqu’encore plus haut dans les étages il s’est agi de se « pisser à la raie », nul doute que l’équation mots/pensée se serait vérifiée si les conditions avaient été réunies (contenu des vessies respectives, baissage de froc de bonne grâce, absence de témoins…).

 

Ce qui nous conduit à cette passionnante question au carrefour de la philosophie et des sciences cognitives : le langage est-il le reflet de la pensée ou au contraire ce qui la structure ? En d’autres termes, pensons-nous plus clairement grâce au langage ? Le fait qu’un expatrié jure par réflexe dans sa langue maternelle irait dans ce sens. Mais alors, en quelle langue rêvons-nous au juste ?

 

Quoi qu’il en soit, on ne peut choisir ses noms d’oiseaux qu’en fonction de ce qu’on pense.
Si donc vous tenez à vous réconcilier avec votre trouduc, reconnaissez simplement vous être laissé dépasser par vos émotions.

Merci de votre attention.

 

Stupeur/stupéfaction ?

 

Entre deux routes pareillement engageantes, on est saisi de stupeur. A moins que ce soit de stupéfaction ? Imaginez le nombre d’exemplaires de Stupéfaction et tremblements voués au pilon à cause d’un titre aussi raide.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

On ne va pas le faire à plouf plouf.

Stupeur :

Saisissement causé par un grand étonnement, un choc émotionnel qui prive une personne de ses moyens physiques et intellectuels.

Stupéfaction :

Etonnement extrême qui prive de toute réaction.

Bigre². Départager les deux oiseaux ne se fera pas sur le terrain sémantique.

 

Voyons les antécédents latins.

Stupor, état d’« engourdissement » provoqué par stupere, « être engourdi, immobile ». Stupide, en un mot.

Stupefactio, cristallisation de stupefacere, qui conduit à stupéfait, plus court (mais moins fort) que « frappé de stupeur ».

Au passage, seuls les pompeux de services préfèreront à l’épithète le participe stupéfié.

 

Comme d’hab, tout dépend de ce sur quoi on insiste. L’émotion (stupeur) ? Ou l’effet produit (stupéfaction) ?
Voilà qui nous ramène par la peau du cou au « sentiment d’insécurité » qui agite les concitoyens zobservateurs.

Déviez pas.

Si stupéfaction suit stupeur comme son ombre, il devrait en être de même pour tumeur/tuméfaction. Or le second est si rare que vous vous en tuméfiez les cuisses d’hilarité.

Tiens ben rareté/raréfaction : ici, on distingue littéralement le processus en train de se faire.

Et torpeur ? N’appelle-t-elle pas « torpéfaction » de toutes ses forces ? C’est pas pire, d’autant que l’« engourdissement » concerné est en tout point comparable à celui qui nous occupe.

Dommage que « torpéfait » reste interdit.

Merci de votre attention.

 

Immeuble

 

De ce côté-ci de l’Atlantique, les buildings d’en face sont source d’infinies railleries. Mais ceux qui vivent dans ces constructions (littéralement) pourraient à bon droit se gausser de notre accent fécal. Building prononcé comme bulldozer ? Allons donc. Et build alors ? Et d’abord, nous sommes-nous seulement regardés, avec nos immeubles ?

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Bien que ceux-ci ne s’étirent guère que sur deux étages (plus rez-de-chaussée), les seuls complexes à avoir ce jour seront d’ordre étymologique. Il suffit d’inspecter les fondations d’immeuble pour piger que ça urge.

 

Avant de rouler des mécaniques en tant que

bâtiment urbain à nombre plus ou moins important de niveaux destiné à abriter des appartements, des installations professionnelles ou des bureaux,

est immeuble

ce qui ne se meut pas.

A ce compte-là, une statue, une maison, Michel Drucker est un immeuble.
Pas le terrier, creusé par définition dans de la terre meuble.
Quant au déplacement de meubles cher aux voisins du dessus, il termine de rappeler l’étroit cousinage de meuble avec mobile.

C’est d’ailleurs immoble qui sort de terre vers 1200. Evidemment, il ne tient pas en place et devient immeuble en 1319, escamotant pour le coup mobilis, contraction latine de movibilis, tiré du verbe movere auquel on doit mouvement, amovible, émouvoir et, de l’autre côté de l’Atlantique, move et remove.

Dans le feu de l’action, movere s’est mué en movitare, lequel a muté en mutare. Movere a aussi mis bas le fréquentatif motare, qui n’en finit pas d’exploser.

 

Comme les prix de l’immobilier du reste.

Merci de votre attention.