Consommer les consonnes

 

Un mal pernicieux s’étend à toute la population : nous bouffons de la consonne comme le laïcard du curé. La différence, c’est que les curés, on peut s’en passer.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Cas le plus préoccupant : suggestion. Dans votre bouche, elle se mue en sujestion, vos dénégations n’y feront rien. Et à l’allure où sa consœur gestion s’invite dans la conversation, maquillée en gession pour mieux passer inaperçue (c’est égal, on t’a repérée), on confondra bientôt suggestion et sujétion, cette « dépendance » qui ne demandait qu’à assujettir en paix.

Or, si suggestion = sujestion voire sujétion, que ne pratique-t-on l’ablation sur suggérer ? On en connaît qui sujèrent déjà sans anesthésie.

Doit-on rappeler que suggestion et suggérer renferment le son [gʒ], pépite unique dans toute la langue ? Aggiornamento, taleggio, loggia… Pouvez chercher, partout ailleurs, le double g se contente de faire [dʒ], quand il ne bute pas sur le double vitrage de groggy, jogging ou aggloméré. Rien que pour ça, suggestion mérite qu’on l’articule avec le gouleyant voulu.

 

Autre vocable en péril : explication. Là encore, sans esplication, certains réussissent l’esploit de moudre un x en s. Et sans le faire esprès, ce qui est encore plus estrordinaire.

Raboter les sons d’un mot, c’est le vider de son sang. Tant qu’on continue à faire comme si de rien n’était, la situation est inestricable.

 

Et n’allez pas croire que nos amis méridionaux soient épargnés. Parce qu’ils pronônceraient touteus les lettreus ? Avé leur assent, ça reste à voir.

Remontons deux lignes plus haut : on ne l’avait pas vu parce qu’il est discret mais parce que avait ouvert la voie. Qui le prononce encore par ce que, comme son sens nous le hurle ? Pas tous en même temps.
Parsque au maximum ; pasque pour le tout-venant.

 

Suggestion d’explication : c’est parce qu’on n’a pas toute la nuit.

Merci d’vot’ attention.

 

! / ?

 

Z’aurez reconnu incroyable et compliqué, deux oiseaux auxquels on ne laisse plus aucun répit. Etre exempté de l’un ou de l’autre dans une tirade audiovisuelle, notamment déclamée par une voix off payée avec notre redevance, paraîtrait sinon incroyable, du moins compliqué.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Guettez les bestiaux, z’aurez pas à poireauter longtemps. En particulier sur la TNT à l’heure des émissions de faits divers, giboyeuses à souhait :

Un mois plus tard (pause), les enquêteurs retournent sur les lieux du drame. Et ils vont faire (pause) une incroyable découverte.

Hein ! Voilà qui permet de se ménager un suspense aux petits oignons. Qui retombe comme un soufflé quand la montagne accouche d’une souris (‘aime bien, ces petites images pas piquées des hannetons).

De même, le moindre rebondissement sera incroyable ou ne sera pas. Remettez-vous, bonnes gens, ça n’est qu’un rebondissement. Pourquoi ne pas claironner imprévu plutôt ? Parce que c’est s’exposer au pléonasme. Tandis que nincroyable hein, les grammairiens trouveront rien à redire.

Mais qui oblige les gars dans leur cabine à survendre le bout de gras de la sorte ? Déformation professionnelle ? Allons donc. Voulez qu’on fasse le compte de nos propres réflexes de moutons débutants chopés à notre lainage défendant ? Balancer de l’« énorme » à tout-va ? « Trop délirer » à longueur de temps et autres hyperboles nunuches ?

(Pour appuyer le propos, une chronique toute fraîche du sieur Vinvin).

 

Incroyable est costaud, il en a vu d’autres ; gardons nos forces pour compliqué, dont le cas est plus singulier.

Epreuve sportive :

Ah ça devient compliqué pour le Français, là…

(ça l’est depuis le début, au vrai, mais chut ! pas de chauvinisme à l’envers).

Edito politique :

Semaine compliquée pour le Président de la République…

(ça l’est depuis le début, au vrai, mais chut ! pas de poujadisme à mots couverts).

Le pauvre se vide de sa substance à toute berzingue puisqu’on ne détaille guère en quoi la situation est « compliquée » : sa seule présence dans la phrase dissuade de se triturer les méninges. Pas par hasard si compliquer est l’exact inverse d’expliquer, amis étymologues.

Pire encore, non content d’avoir ratatiné ses équivalents dur et difficile [à comprendre], compliqué jette désormais son dévolu sur n’importe quelle épithète pourvu qu’elle soit chargée négativement.
On a ainsi pu entendre évoquée sur un plateau

une ambiance compliquée

au sein d’un groupe de pedzouilles non identifié.
C’est à n’en point croire ses oreilles ; aussi, feignons de n’avoir rien en-tendu.

Merci de votre attention.