L’avoir en visuel

 

Un flic en planque ou un militaire épiant sa cible informera le collègue en ces termes :

je l’ai en visuel.

Arrêtons-nous un instant sur cette phrase.
Vous l’avez en visuel ?

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Si c’est une question d’adrénaline, que les zigotos ci-dessus se détrompent : il n’y a pas moins de suspense dans

je le vois

ou

je l’ai dans mon champ de vision

si on n’aime pas « ligne de mire ».

 

Dans la même logique, pourquoi pas

je l’ai en auditif

au lieu de

j’entends quelque chose

ou

je l’ai en olfactif

à l’approche du baeckeoffe ?

 

Passé le moment de poilade, la compassion reprend le dessus. Dans les corps de métier où l’on s’ennuie ferme, inventer ce genre d’expressions est un passe-temps comme un autre.

Au deuxième degré, certaines ont carrément les honneurs du langage courant :

affirmatif/négatif ;
reçu 5 sur 5.

Quant à l’inénarrable

arriver sur zone,

il est en partie responsable de la surenchère de sur qu’on connaît.

 

Pour se distinguer des autres moutons, pas trente-six solutions : se mettre en scène. L’uniforme et le jargon sont là pour ça.

Merci de votre attention.

 

« Faire sens »

 

Les arguments s’enchaînent, l’expression est fluide, le feu des idées roule. Jusqu’à ce qu’un khôn gluant, concluant sa question de douze bornes de long, demande aux débatteurs si « ça fait sens ». Ils seraient parfaitement en droit de rétorquer que non, ça ne fait aucun sens.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

De prime abord, cette expression au-dessus de la mêlée est du pur jargon psy. « Avoir un sens », c’est bon pour le pékin de base. Le sens de « faire sens » va plus loin. C’est ce dont les pédants s’auto-convainquent pour se donner un air une légitimité. D’ailleurs, la tournure prend souvent appui sur un tiers :

Est-ce que ça « fait sens » pour vous ?
Ça peut « faire sens » dans le contexte actuel.

A force de tout envisager sous l’angle de la construction (et de la « déconstruction »), on en vient à considérer qu’au lieu de signifier, les choses restent extérieures au sens et « font sens » comme des cartes formeraient un château. Mouches, surveillez vos arrières.

faire-sens2Sans vouloir dénoncer les petits copains, la responsable, c’est Albion. Sur ses côtes, « to make sense » a un sens : celui d’« avoir un sens », sans chercher midi à fourteen.

Encore plus flagrant à la négative :

It doesn’t make sense :
ça ne veut rien dire.

La locution a peu ou prou le même rayon d’action que notre adjectif sensé.

 

Aussi insensé que ça puisse paraître, « faire sens » est donc né d’une traduction mot à mot de « make sense », les aminches.

Heureusement, c’est un cas isolé. Sans quoi nous aurions eu droit à « faire sûr » (« make sure »), « fais haut ton esprit » (« make up your mind ») ou « vous avez fait ma journée » (« you made my day »).

 

Les making of sont toujours décevants, ne sont-ils pas ?

Merci de votre attention.

 

« Complémenter »

 

Lennon/McCartney, Laurel & Hardy, Villeroy & Boch : la complémentarité fait des miracles. Tant que la paire s’abstient de se « complémenter » du moins.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

On n’a pas rêvé, cette excroissance verbeuse bourgeonne parfois chez les diététiciennes de tête de gondole ou dans tout autre discours assez creux pour y loger tout le jargon possible.

Et la bougresse figure dans le dictionnaire :

Rendre complet par un complément.

Sans blague ?

Compléter, alors ? Aaattention, pas pareil, compléter :

Rendre complet.

Avec quoi, on se le demande.

On pige le tour de passe-passe : « complémenter » insiste sur le complément, nutritionnel ou autre.

Tout est là ! Tandis que compléter bouche un trou, « complémenter » apporte un plus qui, sans être indispensable, permet de se démarquer.
Un supplément, alors ? Exact, « complémenter » amène un supplément. Mais de là à dire « supplémenter » hein, on a sa dignité.

 

Serpent qui se mord la queue, coucou volant la progéniture des autres, on s’épuise à chercher parmi la faune métaphorique de quoi qualifier ce type de néologismes. Qui n’en sont pas d’ailleurs, puisqu’ils font contre toute attente partie des meubles. Abstentionnisme, bruisser, réceptionner, poivre mouliné, les constatations sont accablantes.

Le spécimen du jour est un cas d’école.
« Complémenter » a fait son trou comme suit : l’action qu’il désigne provient d’un nom (complément), lui-même résultat de cette action (compléter).
Le rejeton ainsi produit non seulement y laisse des plumes mais se couvre de ridicule.

On ne complimentera pas l’auteur du procédé.

Merci de votre attention.

 

Mode dix-neuf-cents

 

Aussi casse-bonbon que le café deux fois sucré, la tondeuse du dimanche matin et le sachet qui lâche réunis : la date frappée du sceau de son siècle.
Mode vouée à disparaître dans les oubliettes de l’Histoire ? Accélérons le processus. Refaisons dix-sept-cent-quatre-vingt-neuf.

Mais d’abord, revenons à nos moutons, moutons.

De 100 à 900, on ne peut pas faire autrement. A partir de l’an Mil, d’aucuns, que la vieille terreur millénariste chipote encore (le nom savant de cette phobie, quelqu’un ?), gardent leur boulier des centaines. Et n’en démordent plus : onze-cents, douze-cents
Ben-voyons-mon-cochon.
Et pas la peine d’évoquer pour leur défense la Simca Onze-cents (ce vieux tas de tôle), digne héritière de la Simca Mille (ce vieux tas de tôle mais plus).

Coquetterie ? Caprice, oui !
Le truc ne s’applique en effet qu’au premier millénaire. Boâh, on peut à la rigueur trouver à quinze-cent-quinze-Marignan des charmes mnémotechniques. Ce sont bien les seuls. Depuis que l’an 2000 a déboulé, on en connaît qui se retrouvent bien enquiquinés. Pour l’instant, on ne s’en rend pas trop compte mais enfoncez-vous bien dans le crâne que dans cent ans, pour les historiens, nous serons en vingt-et-un-cent-quatorze.

 

D’ailleurs, enquérez-vous de leur date de naissance, à ces puits de science. Stratagème exactement inverse : l’élision des deux premiers chiffres. Et hop ! gommé, le poids des ans.

Je suis de 37.
Mais mon confrère est de 36, comme le Front Pop !

vous balancent-ils d’un air entendu. Et c’est reparti comme en 40.

Voyez la lâcheté du nistorien ? Certes, l’affaire fonctionne en cas de relative contemporanéité (aujourd’hui, on cause bien). Nous tous ou presque avons un pied dans le XXe siècle. Il ne viendrait à l’idée de personne de préciser quelles « années 60 ».
Ça passe encore de justesse pour le siècle précédent (« la guerre de 70 »).
Mais revenus au XVIIIe, il faut un événement particulièrement marquant, ou la rambarde d’un contexte, pour synchroniser nos montres. Rôbintiens : 89, justement. La Révolution ? Ou son bicentenaire ? Sachant qu’en sus, 1989 fut un millésime exceptionnel sur le plan historique, on n’est pas aidé.

 

Que les spécialistes (et même les non-spécialistes) raisonnent à l’échelle du siècle pour des raisons pratiques, très bien. Mais de grâce, basta avec ces lubies numérales.

Merci de votre attention.

 

Tacler

 

Si l’on incline à « tacler »* la corporation journalistique, ce n’est pas qu’elle succombe plus que d’autres à la tentation du jargon : elle le fait publiquement. Ce qui nous donne du biscuit jusqu’à la Saint-Glinglin. Si c’est pas merveilleux.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Car voyez-vous (dirait le grand tacleur Méluche), cet usage médiatique de « tacler » n’aura jamais cours au-delà du mur d’une rédaction. Tout juste le verbe s’applique-t-il au match d’hier de l’équipe du coin commenté au zinc d’en face :

Puuutain, t’as vu comment qu’il l’a taclé !

Il faut déjà faire montre d’aussi peu d’envergure que de scrupules pour pisser du titre comme :

Frédéric Beigbeder tacle Nicolas Bedos

(non, il ne s’agit pas d’homonymes en protège-tibias)

ou

Numéricable à nouveau taclé : Bouygues réclame des dommages et intérêts

(sic, trois fois sic).

Verbe court, consonnes dures promptes à évoquer ce plongeon du diable vauvert pour défendre (une cause, au figuré). Pour un peu, on visualiserait son vol plané, à Numéricable, suivi du roulé-boulé de rigueur avec rictus de souffrance et imploration de maman – jusqu’au moment du carton que choisit le taclé pour s’en retourner gambader.
La métaphore est pratique. Mais d’un lourdos à faire frémir.
Surtout, elle dévie de son sens initial (« couper l’élan ») en niant la dimension défensive du tacle devenu pique, vacherie, coup bas.
Ce qui explique que contrer ou plaquer, pourtant tout aussi dissuasifs, n’aient pas les faveurs des journaleux. Basket ? Rugby ? Sports de lopettes où prévaut encore un certain fair-play : très peu pour les tacleurs fous, allons.

Rappelons qu’on peut très bien, sorti du stade, se faire « épingler » ou « rattraper par la patrouille ».

 

D’ailleurs cette acception de tacler (« attaquer, en venir aux mains » chez les Anglo-Amerloques) est dénoncée là-bas comme « not elegant ». C’est pas moi qui le dis, c’est Noah Webster dans son American Dictionary of the English Language. 1828.
Yes sir, y’a pas de honte à faire marche arrière (qui a dit « rétropédaler » ?).

Merci de votre attention.

 

* « Inclinataclé, inclinataclé » : ça swingue tout seul, aujourd’hui.

Dératé

 

Depuis votre première salopette, vous courez comme un dératé en quête de quiconque percerait pour vous le mystère de l’expression « courir comme un dératé ». C’est qu’avec ses faux airs de participe passé substantivé, le mot semble sans attaches. Une sous-espèce à lui tout seul. Ayons-en le cœur net.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Tenter de caser l’orphelin s’avère d’autant plus malaisé que son sens est archi-clair : un dératé prend, qu’il pisse, qu’il vente ou qu’il grêle, ses jambes à son cou.
Vif comme un rat ? Laissons sa tête et sa queue tranquilles, alors.
Survivance du verbe « dérater », obscur synonyme de réussir ? Ça pourrait expliquer le manège du buteur venant de marquer : sprint à la trajectoire aléatoire, doublé d’une imitation de vol plané, finissant en longue glissade striant la pelouse ou par une chorégraphie mise au point à l’entraînement. Tous les symptômes d’une course de dératé.

On n’est pas rendu pour autant.

Nonobstant, la solution de l’énigme est si évidente que vous allez sauter au plafond.

Dé- : préfixe tout ce qu’il y a de plus privatif.
-er : terminaison on ne peut plus bête.
Reste quoi ? La rate. Z’êtes pas trop fait mal, non ?

Au XVIe siècle, dérater n’est autre qu’« enlever la rate ». Faut dire qu’en ces temps reculés, c’est elle qu’on rend responsable des points de côté, lesquels scient effectivement les pattes. Par les facéties du sens figuré, dératé équivaut bientôt à « éveillé, alerte » puis « très léger à la course » (1803). Début XIXe, « courir comme un dératé », c’est donc « courir comme on suppose que le ferait une personne à laquelle on aurait ôté la rate ».

Avec les amygdales, encore un organe gadget dont le français raffole, surtout au court-bouillon. Une rate faisant bien ses 200 grammes, on peut objectivement se sentir plus léger après l’opération, que les toubibs entre eux appellent splénectomie.

Courir comme un splénectomisé.

Fuyez les jargons comme la peste. (Ou comme des dératés, y’en a qui suivent).

 

Sachez encore qu’au cas où le chirurgien se l’est pas foulée, l’ablation de la rate peut entraîner des « infections bactériennes très sévères », avec risque de paludisme et de fin des haricots, rien que ça. Alors arrêtez de vous la dilater deux minutes arrêtez.

Merci de votre attention.

 

Parler pour ne pas dire

Mes chers moutons, voilà un dico dont vous devriez raffoler : s’y trouve recensé tout ce que le politiquement correct nous inflige depuis grosso modo une vingtaine d’années, par médias interposés ou à travers les jargons les plus divers, et qui finit par pulluler dans nos phrases à nous. De quoi s’obliger à cogiter deux fois avant d’ouvrir son clapet… du moins à gérer sa prise de parole afin de l’optimiser.

On hésite entre rire et froid dans le dos quand le succulent – et néanmoins maso – Pierre Merle entreprend de dégommer l’absurde (au pis), l’hypocrisie (au mieux) sous chaque tournure.

Entre autres perles :

Cambrioleur d’habitude ;
Haine de proximité ;
Personne verticalement défiée

ou l’inénarrable

référentiel bondissant

Point ne vous priverai-je du plaisir de vous reporter aux définitions de ces monstres improbables (mais lus ou entendus pour de bon, l’auteur donnant systématiquement ses sources).

 

Au chapitre du verbiage… politique, on se permettra humblement de beaucoup regretter l’absence de ce bon vieil

esprit de responsabilité

(tellement creux qu’il ne mérite même pas un billet céans)

et des

forces vives,

raffarinade d’autant plus inepte que l’ombre du Maréchal plane sur son complément du nom nation ; il est donc de bon ton de le remplacer par ce qu’on veut (entreprise, conservatoire [sic]…).

Pour la prochaine édition augmentée, promis mon Pierrot ?