Comment pleurer sans oignons ?

 

Moment redouté, on vous somme de pleurer sur commande. Or, malgré tous vos efforts pour penser à quelque chose de triste (à vous en faire péter mirettes et méninges), rien ne vient. Le désert lacrymal.

A défaut de sentiments assez forts pour vous submerger là tout de suite, un oignon dépannerait certainement.

Hélas, pas l’ombre d’un à l’horizon ; d’échalotes, encore moins. Surtout dans le risotto, c’est quand même pas pareil. Quant aux gousses d’ail, elles ne vous seraient d’aucun secours, si ce n’est pour éloigner le mauvais œil ou les indésirables ; en d’autres circonstances peut-être.

 

De même qu’un kebab sans oignons paraît incongru (et pourquoi pas sans viande ou sans pain ?), larmoyer sans l’aide du bulbe salvateur ne va pas de soi.

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Or donc, quelle attitude adopter ?
Réagissez en chialeur civilisé.
Plusieurs options s’offrent à vous :

 

♦  Alors quoi ? La simple idée d’être à court d’oignons ne vous tire pas des larmes, à vous ?

 

♦  Dites-vous qu’il vaut mieux pas d’oignon du tout qu’un oignon génétiquement modifié n’irritant plus l’œil. Si ça n’est pas à pleurer, ça.

 

♦  Profitez de la conjonctivite du petit dernier, si toutefois elle est contagieuse.

 

♦  D’autres formes de torture existent : le crissement du polystyrène, les plateaux de TF1, une radio jeunes en boucle, l’intégrale de Jean-Michel Jarre… Aussi radical que les enzymes.

 

♦  Déguisez-vous en madeleine.

 

Flegme et dignité, montrez de quel bois vous vous chauffez.

 

Kidnapping

 

Vous n’avez pas pour habitude de vous faire kidnapper, encore moins de vous livrer au kidnapping yourself. Mais voilà que vos rudiments de zanglais vous reviennent dans la gueule : kid = gosse, nap = sieste. Quel rapport avec le roupillon des petits ? Le rapt est plus commode.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

D’ores et déjà, « to kidnap » abrite bien le kid que l’on connaît. Ce « môme » adopté dès la fin du XVIe siècle est une extension plaisante du kid première mouture : « petit de la chèvre », né kidjom d’un idiome germanique vers 1200.

C’est sur nap qu’on se fourvoie.
Dans ce cas-là, il signifie « saisir, attraper » (source scandinave) et c’est l’ancêtre de nab, « attraper, pincer [qqn] », apparu dans l’argot anglo-saxon fin XVIIe.

 

To kidnap date de la même époque. La mode est alors aux enlèvements d’enfants

to provide servants and laborers in the American colonies,

autrement dit pour disposer de main-d’œuvre taillable et corvéable à merci.

Comment les plus futés échappaient-ils à la vigilance de leur geôlier ? En formant de longs chapelets de crottes de nez, propices à l’évasion.


Comme l’indique Jean-Jacques Kebab dans un ouvrage sur la question*, kidnapper apparaît sur nos côtes en 1861 :

enlever [un homme de couleur] pour le servage.

Encore de nos jours, on kidnappe rarement pour le plaisir mais plutôt

en vue d’obtenir une rançon ou une contrepartie quelconque.

Il n’y a pas de mot en cas de kidrestitution.

Merci de votre attention.

 

——

* Jean-Jacques Kebab, Un ouvrage sur la question, PUF 2015

 

Denrée

 

Sur le plan graphique, denrée est une denrée rare. L’un des quelques spécimens dont le n jouxte le r, avec quelques verbes en enr- et une paire d’adjectifs en inr-. Sans oublier Henri Leconte et John McEnroe qui, pour se donner un genre, enrageaient lorsqu’elle était inratable.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Sur le plan de l’étymo, denrée n’est autre que la contraction de denerée, soit la « valeur d’un denier » dans les eaux de 1160. Cuiller → cuillerée, denier → den(e)rée, jusque-là, rien de drôle.

Au risque d’en décevoir certains, ce qu’on pourrait se mettre sous la dent n’est denrée que par pure coïncidence (quoique la valeur d’une dent se trouve être celle d’un denier après le passage de la petite souris)…

 

Tel le numismate, scrutons donc le denier.

On apprendra que celui-ci valait au départ dix pièces de monnaie romaine. Dix d’où dener, son petit nom vers 1100, où le taux de change était déjà de douze pour un sou. Treize étrange.

Et dinar ? Affirmatif, c’est bien le cousin nord-africain de denier, via le latin denarius forgé sur le distributif de decem deni, « dix par dix ».

 

Sautons les siècles quatre à quatre et arrivons-en à cette autre acception de denier datant de 1256 : « mesure de poids ». Comme pour la livre, le poids, c’est de l’argent (et réciproquement).

Il n’en fallait donc pas bésef pour qu’une denrée devînt par extension une marchandise plus ou moins périssable.

 

Confirmation éclatante qu’un dener c’est un peu lourd, surtout vite avalé.

Merci de votre attention.

 

Comment acheter une perceuse à 4 heures du matin ?

 

Le week-end approche dangereusement durant lequel vous avez prévu de vous mesurer aux murs porteurs de votre doux foyer, de jouer du foret dans un fracas de tous les diables histoire de montrer qui c’est le chef ici, bref, de faire des trous.
A cette fin, il vous faut disposer de l’engin idoine et de ses accessoires.

Déjà, l’idée qu’il faille rouler jusqu’aux confins d’une ZAC pour dégoter votre bonheur vous porte sur les nerfs. Mais ce que vous trouvez proprement inadmissible, c’est de devoir en plus y aller aux heures ouvrables. Le rêve serait d’avoir le magasin tout pour vous et à quelque moment que l’envie vous prenne, dût-elle se déclarer nuitamment.
Que ce soit castoche, en un mot.

Rassurez-vous, d’ici une décade à peine, tout ceci sera devenu réalité. Vous pourrez alors tirer les caissières de leur léthargie au moment de payer, fanfaronner l’arme au poing et charcuter vos cloisons quand la ville dort.

D’ici là, quelle attitude adopter ?
Réagissez en client-roi civilisé.
Plusieurs options s’offrent à vous :

 

♦  Levez-vous à 4h tapantes et commandez l’objet sur Internet. Un pis-aller, j’en conviens, qui vous privera du plaisir de le soupeser, de caresser le percuteur, d’apprécier la sensibilité du bouton. Sans compter les 48 voire 72 interminables heures qui vous sépareraient encore du moment de la livraison, laquelle aurait lieu, autant vous le dire de suite, en plein jour. L’assouvissement légitime de vos désirs doit-il vous faire traverser de telles affres ?

 

♦  Invitez plutôt des copains bricolos à aligner leur véhicule sur le parking de la superquincaillerie. Un pour tous, tous pour un, faites vrombir le moteur et voler en éclats d’un même élan les portes qui se refusaient à vous. Ensuite et dans un joyeux chahut, vous mettrez un point d’honneur à réparer les dégâts, y’a tout ce qu’il faut à l’intérieur. Pour une fois, vos 4×4 respectifs serviront à autre chose qu’à parer les buffles en agglomération.

 

♦  Créez une faille spatio-temporelle. Si le souffle électromagnétique de la spire d’Ocean’s Eleven peut plonger tout Las Vegas dans le noir, c’est pas les horloges d’un Brico qui vous arrêteront, équipés comme vous êtes. Déclenchez l’engin peu avant la fermeture et attendez l’arrivée des étoiles. Ça secoue sur le moment mais le personnel à l’intérieur ne se doutera de rien en consultant sa montre arrêtée, tandis que l’aimable clientèle désertera peu à peu les rayons, taraudée par la faim et le sommeil. Vous n’aurez plus qu’à vous essuyer les commissures des sucs du kebab dont, prévoyant, vous vous serez repu en attendant. Et alors là, à vous la précieuse perceuse.

 

♦  Empruntez sur 12 513 ans et rachetez l’enseigne. Vous pourrez alors en parcourir les allées à loisir, les clefs tournoyant triomphalement sur votre doigt. Surtout, vérifiez que le roulement des astreintes garantit l’ouverture en continu. Comme vous aurez gardé la spire (parce que hein, faut rentabiliser), vous simulerez un huitième jour après le dimanche où l’on pourra venir vous acheter encore plus de perceuses.
Cette solution, la plus coûteuse, fera certes un trou dans votre budget. Mais vos lointains descendants chanteront vos louanges.

spire

Flegme et dignité, montrez de quel bois vous vous chauffez.

 

« Pas de souci »

 

Pas de s à souci, on a déjà assez de soucis comme ça. N’y en aurait-il qu’un qu’on n’en mettrait pas plus d’ailleurs, vu que souci c’est comme voici, ici et le couci de couça : c’est très singulier. Au contraire de merci, dont le pluriel fait

merci beaucoup.

Blblblblblblbl.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Faut-il que l’on vive une époque salement aseptisée pour s’entendre dire à la moindre requête :

Pas de souci.

La formule a balayé « pas de problème », qu’a priori on pouvait considérer comme synonyme. Sauf qu’à y regarder de plus près,

pas de problème

est le raccourci de

(il n’y a) pas de problème.

On y rassure dans le feutré, détaché, presque neutre, je m’en occupe, nous disions donc un kebab avec tout.

En revanche, « pas de souci » sous-entend « ne vous en faites pas ». Bigre. On se place délibérément du côté client, avec ça ; on franchit un seuil dans le doucereux, on se met dans le sens du poil.
Les moutonneaux nés dans un monde de services balancent des « pas de souci » comme ils le feraient d’un smiley. Un optimisme vidé de sa substance. Croient-ils vraiment vous libérer d’un poids ? Sans doute que non mais pour retirer une épine virtuelle du pied, rien de tel qu’un garde-à-vous cool.

C’étions pas les formules de politesse qui manquent pourtant ! « Très bien », « tout de suite », « mais comment donc », « c’est comme si c’était fait », « et une sauce blanche et des oignons qui vont bien », etc.

 

Quant au déjà ringard « no soucy » (prononcé « soussaille », parodie de franglais pas évidente pour tout le monde), il a sa place réservée au musée des horreurs. Où le rejoindra tôt ou tard « ça marche », autre postulat d’efficacité qui pour l’instant marche très fort aussi.

Merci de votre attention.

 

Chiche

 

Vous en avez déjà l’eau à la bouche, bande de zépicuriens en goguette. C’est que chiche est enrobé d’un mystère – teinté d’exotisme – puisqu’il a trait concomitamment à la boustifaille (chiche kebab, pois chiche), aux notions de petitesse et de frugalité (pois chiche mais pas chiche kebab) et, dans un dernier sens, de défi (t’es pas chiche de mettre des pois chiches dans ton chiche kebab).

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Foin des döners de leçons, écoutez plutôt ce que votre instinct vous tonitrue de toute éternité : c’est au kebab que le mystère chiche est le plus épais. Pourquoi en effet ne l’ouït-on jamais prononcé au moment de la commande ? Est-ce à dire que l’épithète frise la tautologie, tel le garnie de choucroute ?
Nous nageons dans l’erreur grammaticale : accolé à kebab, chiche n’est pas un adjectif mais un nom, francisé d’après şiş kebap (du turc şiş : la broche). Eh oui mes moutons tournant et suant, l’étymologie, c’est parfois bête comme chou ! Voilà enfin levées les conjectures quant au kebab qui, bôrpfs et re-bôrpfs, n’a décidément rien de chiche.

Tout l’inverse du pois chiche qui, lui, se mange sans faim tant il est petit (« trognon », disent les filles du sexe féminin). Sans vouloir vous accabler, quelque riquiqui que soit l’avorton, nous coulons à pic dans le contresens. On doit ce chiche-là au latin cicer, lui-même dérivé de l’ancien grec kickere désignant tout bonnement la variété de pois en question (décevante étymo !).

Sortons le carafon de l’eau si vous le voulez bien et venons-en à l’acception la plus répandue : chiche et chichement. Encore un coup des grecs, vous l’auriez deviné : kikkon (« un rien », « un zeste ») a traversé sans encombre l’espace-temps. Pour léguer à la postérité le fameux :

Kirikou n’est pas grand
Mais il est vaillant.

È, y’a pas de hasard.

Le mot connote donc l’insignifiance, voire plus négativement l’avarice. Idée qu’on retrouve dans l’interjection « chiche ! » dont on saisit maintenant toute la portée (« t’es pas cap’ ! ») : votre vis-à-vis vient de lancer une promesse qu’il ne fera évidemment rien pour tenir, se montrant… avare de preuves de bonne volonté.

Quant à notre étymo, voyez qu’elle les tient quand elle veut, ses promesses.
Alors s’il-vous-plaît, je vous en prie.

Merci de votre attention.