S’humecter l’index

 

Depuis que le monde est monde, pour d’obscures raisons, l’Homme éprouve le besoin de se donner une contenance en fumant mâchonnant un cure-dents s’humectant l’index.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Au moment de tourner les pages d’un livre, ledit doigt se voit ainsi ravalé au rang d’éponge humide. Marotte partagée par beaucoup, et pas seulement des nanas du sexe féminin. Doit-on rappeler qu’un des moines d’Au nom de la rose clamse dans d’atroces souffrances après avoir léché les cornes empoisonnées des livres interdits. Avouez que comme mort à la khôn, ça se pose là.

Que le papier soit fin ou pas, le manipuler paraît si périlleux qu’il faut en passer par là, y’a pas le choix. Et les champions de la discipline d’invoquer une meilleure adhérence doigt/page pour un tournage sans bavures.
Sans « bavures », vraiment ? De qui se moque-t-on. Zieutez l’état de l’ouvrage. Non seulement il y a des auréoles dans tous les coins mais l’« adhérence » est telle que les pages se collent les unes aux autres, interdisant la lecture aux suivants.

Tel est précisément le but de la manœuvre. Inavoué parce que c’est pas joli joli mais hein, on ne vous la fait pas.

 

Oh mais les bouquins n’ont pas toujours existé. Sur quoi jetait-on son dévolu avant Gutenberg ? Le vent. Ah ben tout est prétexte à s’enduire de salive, quand on y pense.

Nous tous, ici-bas, avons tenté par acquit de conscience de sentir la direction du vent en lui opposant notre index mouillé. Une fois seulement. Car à cet instant, la honte d’être bredouille n’est rien en comparaison de celle d’avoir avalé ces balivernes. Sans compter l’air khôn que nous confère cette incongruité digitale au milieu de nulle part. Par quel miracle physique une phalange dénuée de poils (on le rappelle) pourrait-elle bien renseigner l’épiderme y afférent sur le sens du zéph ?
A la vérité, ce rite étrange relève d’une superstition de mère-grand, comme jeter du sel par-dessus son épaule ou rouler une orange pour la rendre plus juteuse.

 

Et quand bien même, à moins d’être capitaine au long cours ou sportif de plein air, qu’est-ce que ça fout, ça, d’égaler les girouettes ?

Merci de votre attention.

 

Denrée

 

Sur le plan graphique, denrée est une denrée rare. L’un des quelques spécimens dont le n jouxte le r, avec quelques verbes en enr- et une paire d’adjectifs en inr-. Sans oublier Henri Leconte et John McEnroe qui, pour se donner un genre, enrageaient lorsqu’elle était inratable.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Sur le plan de l’étymo, denrée n’est autre que la contraction de denerée, soit la « valeur d’un denier » dans les eaux de 1160. Cuiller → cuillerée, denier → den(e)rée, jusque-là, rien de drôle.

Au risque d’en décevoir certains, ce qu’on pourrait se mettre sous la dent n’est denrée que par pure coïncidence (quoique la valeur d’une dent se trouve être celle d’un denier après le passage de la petite souris)…

 

Tel le numismate, scrutons donc le denier.

On apprendra que celui-ci valait au départ dix pièces de monnaie romaine. Dix d’où dener, son petit nom vers 1100, où le taux de change était déjà de douze pour un sou. Treize étrange.

Et dinar ? Affirmatif, c’est bien le cousin nord-africain de denier, via le latin denarius forgé sur le distributif de decem deni, « dix par dix ».

 

Sautons les siècles quatre à quatre et arrivons-en à cette autre acception de denier datant de 1256 : « mesure de poids ». Comme pour la livre, le poids, c’est de l’argent (et réciproquement).

Il n’en fallait donc pas bésef pour qu’une denrée devînt par extension une marchandise plus ou moins périssable.

 

Confirmation éclatante qu’un dener c’est un peu lourd, surtout vite avalé.

Merci de votre attention.

 

Bouquin

 

N. m. :

  1. Vieux bouc.
  2. (Par extension) (Vieilli) Vieux libertin.
  3. (Chasse) Lièvre mâle.

Vous n’étiez pas venus pour ces bouquins-là mais un peu de zoologie ne nuit pas, surtout en amuse-bouche. A propos, c’est de bouche que dérive bouquin quand il s’agit d’un bec de tuyau ou de l’embout d’un instrument à vent, si si.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Et d’abord, on peut rapprocher les heures de vol au compteur du bouc, du lièvre et du gros dégueulasse du « vieux livre ayant subi l’épreuve du temps », premier sens de bouquin. Par extension, « livre » tout court, familier au point de nous venir en premier dans la conversation à l’instar de bagnole pour voiture ou de patate pour pomme de terre.
Il n’est d’ailleurs pas rare que des émissions littéraires grand public reçoivent pour leur dernier bouquin des auteurs persuadés d’avoir écrit un livre.

 

Mais le mot, d’où sort-il ? Du fond de l’armoire où il prend la poussière depuis 1459 (« vieux livre dont on fait peu de cas »), boucquain devenant bouquin à la fin du XVIe siècle. Bon sang mais c’est bien sûr, il n’est autre que le petit nom affectueux dérivant du néerlandais boek, papa de l’allemand Buch et du book grand-breton. On dit « bien sûr » histoire de faire le cake mais personnellement, la révélation n’eut lieu qu’après de longues années de cécité. La marque au plafond date de ce moment.

 

Cette racine commune au vieux continent a poussé via le proto-germanique bokiz, « hêtre » (beech en anglais), sur l’écorce duquel escrivaient les zaïeux. Le tout issu de l’indo-européen bhagos de même sens. Qui, accrochez-vous, a donné le latin fagus, nous ayant à son tour valu fol et fou, anciens termes désignant le « hêtre ». D’où fouailler et fouet, littéralement « petite baguette de hêtre ».
C’est fou non ?
Comme quoi, chez le bouquiniste, ça vaut toujours le coup de fouailler.

Merci de votre attention.