S’humecter l’index

 

Depuis que le monde est monde, pour d’obscures raisons, l’Homme éprouve le besoin de se donner une contenance en fumant mâchonnant un cure-dents s’humectant l’index.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Au moment de tourner les pages d’un livre, ledit doigt se voit ainsi ravalé au rang d’éponge humide. Marotte partagée par beaucoup, et pas seulement des nanas du sexe féminin. Doit-on rappeler qu’un des moines d’Au nom de la rose clamse dans d’atroces souffrances après avoir léché les cornes empoisonnées des livres interdits. Avouez que comme mort à la khôn, ça se pose là.

Que le papier soit fin ou pas, le manipuler paraît si périlleux qu’il faut en passer par là, y’a pas le choix. Et les champions de la discipline d’invoquer une meilleure adhérence doigt/page pour un tournage sans bavures.
Sans « bavures », vraiment ? De qui se moque-t-on. Zieutez l’état de l’ouvrage. Non seulement il y a des auréoles dans tous les coins mais l’« adhérence » est telle que les pages se collent les unes aux autres, interdisant la lecture aux suivants.

Tel est précisément le but de la manœuvre. Inavoué parce que c’est pas joli joli mais hein, on ne vous la fait pas.

 

Oh mais les bouquins n’ont pas toujours existé. Sur quoi jetait-on son dévolu avant Gutenberg ? Le vent. Ah ben tout est prétexte à s’enduire de salive, quand on y pense.

Nous tous, ici-bas, avons tenté par acquit de conscience de sentir la direction du vent en lui opposant notre index mouillé. Une fois seulement. Car à cet instant, la honte d’être bredouille n’est rien en comparaison de celle d’avoir avalé ces balivernes. Sans compter l’air khôn que nous confère cette incongruité digitale au milieu de nulle part. Par quel miracle physique une phalange dénuée de poils (on le rappelle) pourrait-elle bien renseigner l’épiderme y afférent sur le sens du zéph ?
A la vérité, ce rite étrange relève d’une superstition de mère-grand, comme jeter du sel par-dessus son épaule ou rouler une orange pour la rendre plus juteuse.

 

Et quand bien même, à moins d’être capitaine au long cours ou sportif de plein air, qu’est-ce que ça fout, ça, d’égaler les girouettes ?

Merci de votre attention.

 

Déconner

 

On ne peut pas vivre sans déconner. Dans le respect des choses sacrées toutefois. Comme le dit la fière devise familiale :

Tu déconnes avec ça, tu déconnes avec tout, après.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

On note que le verbe signifie alternativement « plaisanter » (« tu déconnes ? »), « dysfonctionner » (« elle déconne ») et « agir sans discernement » (« il a déconné »). Tempérant ces ardeurs polysémiques, le dico est plus lapidaire, qui le limite au fait de

dire ou faire des conneries.

A ce compte-là, pourquoi déconner et non simplement conner, comme tonne le tonnerre ou donne le donneur ? Pour le dire autrement, sur quel con viennent se greffer dé- et -er ?

Celui-là même. Sans déc !

Avec cet outil-là, je puis, sans me gêner,
Fournir mes douze coups, dont six sans déconner.

(Dictionnaire érotique moderne, 1864). Il faut attendre 1883 pour que déconner sorte du con et aboutisse au sens figuré en vigueur aujourd’hui.

Diantre, ça devient salace. On n’ose refaire l’historique de débiter.

 

Partons donc explorer le con, apparu dans le Roman de Renart à la toute fin du XIIe siècle. On le doit au latin classique cunnus (à la fois « sexe féminin » et « fille du sexe féminin » par métonymie), duquel descendent à l’évidence l’anglais cunt et notre propre cunnilingus.

D’origine obscure (tiens donc), on rattache volontiers cunnus à l’indo-européen kut-nos, issu de (s)keu- (« couvrir, cacher »). Même racine dans le latin cutis (« peau » → cutané), culus (qu’on ne présente plus) et obscurus (pour boucler la boucle). Mais aussi, incroyablement conservé, dans le sky des Grand-bretons…

Comme quoi le septième ciel est à portée de n’importe quel con.

Merci de votre attention.

 

Film

 

La phrase vint de la cuisine (ou le mot vint de la kitchenette, selon votre ordre de grandeur) :

T’as filmé les verrines ?

Une lame de dépit submergea votre serviteur à l’idée de devoir changer de famille. Il ne serait pas dit qu’une vidéo amateur à visée culinaire pèse sur sa conscience.
C’est alors que ouf, une lueur d’intelligence reperla.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Ce filmer inouï se rapportait en fait au film alimentaire censé couvrir la brave boustifaille, non à un caméscope ou quelque descendant numérique apte à immortaliser l’exploit.
Dans notre série « ménage à trois » (un mot, deux choses), reconnaissez que film crève l’écran.

Le dico dit en substance, pour la partie cinéma :

Bande pelliculaire photographique de celluloïd ou de nitrocellulose.

D’où, par métonymie, l’œuvre qui y est fixée.

Plus hermétique :

Mince pellicule d’une matière recouvrant une surface.

Fort bien mais s’agit pas de se laisser distraire par la silhouette de film (unique en son genre je vous l’accorde) : quelle pellicule doit son nom à l’autre ?

 

Si les définitions précédentes ont cours depuis 1932, les photographes utilisent dès 1845 cette « bande de pellicule » qui devient « instantanée » en 1889 avant de radiner sa bobine dans les salles obscures un septennat plus tard.

Le répétez pas mais en VO, film, c’est de l’angliche.
Et du vieux, même. Filmen (« membrane, peau, pellicule ») provient de l’encore plus lointain germain filminjan, extension de l’encore encore plus lointain germain fello(m) (« peau d’animal »), issu du carrément hors d’âge pel- indo-européen (« peau »).
Souvenons-nous en effet du grec pella, du latin pellis, de nos pelisse, pelure sans parler de pellicule qui n’est qu’une « petite peau » c’est vrai ça…

Et si on arrêtait de s’extasier devant les acteurs qui entrent dans la peau de leur personnage ? C’est le film qui veut ça.
The end.

Merci de votre attention.