Ensacher

 

Selon les relevés de l’Observatoire des Mots Inexplicablement Omis (l’OMIOmis, un organisme fiableonnepeutplusfiable), ensacher retentit en moyenne moins de dix fois par an parmi la population mondiale. Alors que le verbe désigne un geste qui, pour la même échelle, s’accomplit entre 5 et 600 000 000 000 de fois plus. Avant l’extinction de l’espèce, une rescousse s’impose.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Ensachez, ensachez, il en restera toujours quelque chose.
C’est vrai, pourquoi boude-t-on à ce point ensacher (« mettre dans un sac, dans un sachet »), alors qu’empaqueter (idem avec « paquet »), encadrer (on ne vous fait pas un dessin), embarquer (devenu figuré tant il fait partie des meubles) se prononcent à bouche que veux-tu ?
Et que dire d’emmerder, dont la fréquence n’a rien à envier aux ensachages cités plus haut ?

 

Primo, sans doute à cause de l’homonymie un peu ridicule avec son résultat : « en sachet », faisant lui-même écho à une « purée en sachet » de sinistre mémoire.

Ensuite, parce que les ennuis commencent dès lors qu’on entreprend de conjuguer la chose.

– Ç’a été ensaché ?
– Pas que je sache.
– Il aurait pourtant fallu que vous l’ensachassiez.

Passer chez Sosh, à côté ? Du menu fretin d’archiduchesse en chaussettes socquettes.

 

En attendant, à la caisse, le petit personnel en est réduit à vous demander s’il convient de

mettre le ticket dans le sachet.

Préférez qu’on vous

l’ensache,

vous aurez égayé toute la boutique.

Merci de votre attention.

 

Patate

 

« Pomme de terre » : vertigineuse appellation. Même avec beaucoup d’imagination, rien dans son fuselage oblong ne rappelle la rotondité d’une pomme. Idem pour « cochon d’Inde » ; à pisser, quand on y songe.
Voilà pourquoi sans doute nous préférons désigner le tubercule chéri sous le nom de patate.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Si mémère est attestée depuis 1762 dans nos dictionnaires, il convient d’éplucher son itinéraire depuis le début.

 

Tout semble avoir germé du quechua papa, encore utilisé de nos jours en Amérique hispanique. Ce qui ne laisse pas d’intriguer quand on sait que le verbe latin papare, très antérieur, signifie rien moins que « manger »…

Paparenthèse : paper a existé en ancien français. En est issu papoter, d’abord « manger sans entrain, chipoter » puis « bavarder », l’onomatopée pap- évoquant le mouvement des lèvres (si si !).

 

On papote on papote et pendant ce temps-là, batata naît en 1516 en langue arawak d’Haïti. Les Espagnols l’auraient repiquée telle quelle en 1519. Dans un récit de voyage de Magellan en français, elle devient battate vers 1525, puis patata en espagnol en 1528. Dans la foulée, nous autres laissons tomber le b puis le second t. Et la « plante des régions chaudes cultivée pour ses gros tubercules comestibles à chair douceâtre » termine sa tournée mondiale grâce aux marins ibériques.

Sur notre sol, vous allez rire, on ne la cultive que comme plante d’ornement. Jusqu’à ce que Parmentier arrive et alors là, puuurée…

 

Observons enfin que par une curieuse facétie de l’argot, elle fait son lit de notre état d’esprit du moment :

avoir la patate ;
en avoir gros sur la patate.

C’est l’écrasante supériorité de patate sur « pomme de terre ».

Merci de votre attention.

 

Poivre mouliné

 

Si cette appellation vous laisse de marbre, c’est que vous avez failli marcher, comme votre serviteur. Seuls sursauteront ceux pour qui le rite de l’assaisonnement est encore sacré : comment ça, « poivre mouliné » ?

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Par charité, on taira la marque du bocal incriminé. Tentons plutôt de piger pourquoi elle se décarcasse à dévier le cours de toute l’Histoire poivrière. Jusque-là en effet, on vendait le poivre moulu. C’est terminé, place aux jeunes, vive la Révolution, du passé faisons table rase et toute cette sorte de choses.

N’allez pas croire que les communicants maison ont laissé passer semblable boulette. Au contraire, les bougres ont dû cogiter rudement. Pour pavenir à la conclusion que mouliné avait un côté plus reposant, moins « roots » que l’imposante meule qu’on imagine, sous-entendait une plus grande finesse, un produit fini plus noble. Evacuée la machine, quelqu’un a mouliné spécialement pour vous, garantie supplémentaire d’un broyage authentique.

Tout ça à cause du moulin à légumes, mes pépères.

Vous serez d’accord que pour réduire le poivre en poudre, on utilise un moulin. Lequel n’a jamais servi qu’à moudre, rââh ben oui ça change tout. L’Académie est formelle, si on devait le mouliner, faudrait déjà passer le poivre au moulin à légumes, qui se décline en deux sous-genres : le presse-purée et le bjît-bjît (pour la soupe). Encore ces engins ne peuvent-ils que micher ou mixer, par l’entremise de votre bras qui, lui seul, mouline. Eventuellement Charlot, avec sa canne, fait des moulinets. Le poivre, lui, se moud, c’est tout. Laissons donc les pubeux bjît-bjîter tant et plus, et ramasser un par un les grains étalés par terre. Z’auront l’air fin, à quatre pattes dans la cambuse.

Lors d’emplettes futures, si vous trouvez du café « mouliné » en lieu et place du café moulu, sautez pas au plafond, c’est le poivre qu’a commencé.

 

Qu’incidemment l’Académie voie en mouliner un verbe « familier » peut susciter la moue. La vénérable institution compterait-elle secrètement redonner à moudre son lustre perdu ? T’as raison ma grande, ça va mieux en le disant, vu ce qui circule sur certaines étiquettes.

Merci de votre attention.

 

Régressif revisité

 

Amis cocineros qui dégueulassez votre tablier à longueur de week-end, n’en avez-vous pas ras la toque du régressif à toutes les sauces ? Cet intempestif supplément de « complicité » serait cap’ de gâcher tout un art, convivial par excellence, comme la pire Chantilly.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Deux commentaires au hasard à propos d’une purée maison (ail, crème, ciboulette et huile d’olive, le crime parfait) :

Moi aussi j’adore la purée, tellement régressif !

et

Ce genre de plat pour moi, c’est juste de la bonne vieille régression qui me rappelle le potager de ma marraine…

Si le mot rime à ce point avec sustentation, c’est déjà une histoire de sonorité. Dans régression, je dis graisse, alias transgression au rite quotidien des cinq fruits et légumes… d’autant plus inoffensive que pas assumée : c’est la purée qui est régressive !
Ou comment l’objet dédouane le sujet.
Dans la même veine, vers quelle époque a-t-on commencé à qualifier un yaourt de gourmand ?
Quand les jéroboams auront une bonne descente, oubliez pas de prévenir bibi.

Je digresse.

Régressif jette donc essentiellement son dévolu sur la patate. Aux gniards seuls, les frites et le rudimentaire jambon-purée ? Négatif, puisque toute la Terre en raffole à tout âge, non par plaisir coupable ou régressif mais parce qu’à l’évidence c’est bon, ces merdes. Seriez pas en train de confondre régression et simplicité, des fois ? Vous faites pas avoir, hein ! Et tiens, en quoi la Nutella ferait-elle davantage retomber en enfance que la confiture, tout aussi transgénérationnelle ?

Chers contemporains, va falloir cracher le morceau. Où placez-vous exactement le curseur de la régression ? Parce que le jour où des toqués se mettront à revisiter (autre tarte à la crème de la littérature culinaire) la barbe à papa et les Blédina, ça va se tarir sévère question vocabulaire.

 

Entendons-nous, point de tout-régressif au menu du jour. Laissons les soirées Chantal Goya, à quelque degré qu’il faille les prendre, aux sociologues et « experts en expertise » comme dit Alévêque. Qu’un cafardeux croie retrouver le paradis perdu à coups de caramels allongés ou de pâte à tartiner, là encore, libre à lui.

Ma caramba ! le vengeur masqué se doit d’intervenir quand la langue, de bouche en palais régressif, régresse.

Merci de votre attention.