Se regarder dans la glace

 

Avez-vous déjà calculé le temps perdu à vous regarder dans la glace ? Ne vous donnez pas cette peine : on ne vous voit jamais comme vous vous voyez vous-même.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

A commencer par un truc tout bête : vous ne vous zieutez pas dans le même sens que le monde entier. Mais comment ça ? Un miroir n’est-il pas conçu pour renvoyer fidèlement votre image ? Précisément. En face de votre œil gauche, il y a votre œil gauche. Tandis que quand votre vis-à-vis vous regarde, son œil gauche fait face à votre œil droit. Stupeur ! Vous êtes tout inversé.

Par conséquent, ne présagez pas trop de votre apparence dans les yeux d’autrui : les miroirs sont des faux frères. De longues séances de narcissisme ipso facto économisées.

C’est sur photo que vous commencez à vous ressembler, par contre. En scrutant votre œil gauche, c’est votre œil droit qui est en regard. Bien pour ça que la reine dans Blanche-Neige tanne flatte son beau miroir afin de savoir qui est la plus belle : elle n’est pas sûre.

 

Ah pis hein, avez-vous vraiment besoin de votre reflet pour vous rappeler dans quelle estime vous vous tenez ? Que vous vous aimiez ou non, vous reluquer avec insistance ne fera qu’aggraver votre cas. Vous finirez, selon l’humeur, imbu de vous-même ou pape de l’auto-flagellation. Un bel exemple pour votre entourage.

 

‘Tention, ne négligez pas pour autant le minimum vital : pose de lentilles, rasages divers, pétage de boutons et autres inspections plus ou moins interlopes. Sorti de là, l’intérêt de se mirer reste extrêmement limité.

 

Résumons : personne ne saura jamais comment vous vous voyez. Et vice versa.
Aussi, lâchez les baskets à la glace deux minutes.

Merci de votre attention.

 

« Faire sens »

 

Les arguments s’enchaînent, l’expression est fluide, le feu des idées roule. Jusqu’à ce qu’un khôn gluant, concluant sa question de douze bornes de long, demande aux débatteurs si « ça fait sens ». Ils seraient parfaitement en droit de rétorquer que non, ça ne fait aucun sens.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

De prime abord, cette expression au-dessus de la mêlée est du pur jargon psy. « Avoir un sens », c’est bon pour le pékin de base. Le sens de « faire sens » va plus loin. C’est ce dont les pédants s’auto-convainquent pour se donner un air une légitimité. D’ailleurs, la tournure prend souvent appui sur un tiers :

Est-ce que ça « fait sens » pour vous ?
Ça peut « faire sens » dans le contexte actuel.

A force de tout envisager sous l’angle de la construction (et de la « déconstruction »), on en vient à considérer qu’au lieu de signifier, les choses restent extérieures au sens et « font sens » comme des cartes formeraient un château. Mouches, surveillez vos arrières.

faire-sens2Sans vouloir dénoncer les petits copains, la responsable, c’est Albion. Sur ses côtes, « to make sense » a un sens : celui d’« avoir un sens », sans chercher midi à fourteen.

Encore plus flagrant à la négative :

It doesn’t make sense :
ça ne veut rien dire.

La locution a peu ou prou le même rayon d’action que notre adjectif sensé.

 

Aussi insensé que ça puisse paraître, « faire sens » est donc né d’une traduction mot à mot de « make sense », les aminches.

Heureusement, c’est un cas isolé. Sans quoi nous aurions eu droit à « faire sûr » (« make sure »), « fais haut ton esprit » (« make up your mind ») ou « vous avez fait ma journée » (« you made my day »).

 

Les making of sont toujours décevants, ne sont-ils pas ?

Merci de votre attention.

 

Ecouter

 

Le fossé qui sépare voir de regarder, respirer de sentir, ingurgiter de manger et entendre d’écouter se remblaie tout seul pour toucher. Hein ! Qu’on le veuille ou non, quand ça touche, ça touche.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Faites l’expérience avec un sourd, vous constaterez que lui aussi écoute ce qu’on lui dit : pas d’autre manière de décrire son attention. C’est dire la puissance du verbe.

 

D’eskolter (IXe siècle) à escouter (XVIe), les versions de lancement situent l’engin dans l’écurie latine. En Italie, on conjugue ascoltare en ce moment même.
Au vu du profil bien reconnaissable de ce dernier, justement, écouter ne serait-il pas le frère caché d’ausculter ?

Vous venez de rafler le gros lot.

A l’origine du verbe rital, ascultare (latin populaire) provient du plus classique auscultare, « écouter avec attention » mais aussi « ajouter foi, obéir ».
Notons au passage quel magnifique pléonasme « écouter avec attention » ferait en pendentif. On s’était pourtant entendu là-dessus dès l’intro (mais vous n’écoutiez pas) : [écouter] – [attention] = entendre.
Observons par la même occase qu’il ne peut y avoir « obéissance » qu’en cas d’écoute préalable. A méditer, parents.

Mais auscultare, d’où vient-il ? Tendez bien l’oreille, littéralement de « tendre l’oreille » : aus-, condensé d’auris (« oreille »), –cultare né du radical indo-européen kel (« incliner »).

 

Ecouter/ausculter, les toubibs ont donc vocation à écouter deux fois leurs patients. S’ils y mettaient un bon coup la première fois, on ne serait pas obligé d’en passer par la phase stéthoscope gelé. Et toc.

Merci de votre écoute.

 

Absurde

 

Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs.

Quiconque pratique l’absurde à plus ou moins haute dose pourra faire sienne cette devise du poète.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Admettez qu’en gros, le sens d’absurde est « qui n’a pas de sens » – ce qui donne d’emblée la dimension du personnage. Celui-ci entre en scène dès le XIVe siècle, encore grimé en absorbe, absorde ou absourde. De quoi rester quelque peu abasourdi.
D’autant que les Français d’alors n’avaient pas franchement besoin de chercher midi deux heures plus tard : les Latins employaient déjà absurdus au sens de « discordant ».

En bons étymologues du dimanche, vous vous dites : ab- privatif, surdus vaguement lié à l’idée de « sens ». Z’oubliez à qui vous avez affaire. Joignez pas l’aveuglement à la surdité s’il-vous-plaît.
En réalité, le préfixe est là pour renforcer surdus (« sourd »), exprimant l’incongruité à son paroxysme (ou à son point d’ab-outissement, c’est kif-kif).

Et figurez-vous que surdus, qu’on croyait connaître sur le bout des doigts, n’est autre que le participe passé trafiqué de notre susurrer ! Qui lui-même est un doublement du vieux radical indo-européen swer-, salement imitatif (chuchotez deux secondes, d’où que vous soyez, c’est « swer-swer » qui vous viendra, c’est comme ça). Rien à voir avec les siamois swer- au passage allons allons, soyons sérieux.

 

Autrement dit, absurde est un gros murmure.
Comme son nom l’indique.

Merci de votre attention.