Comment bien choisir son autochtone dans la rue ?

 

Les plans de la ville et autres applications géolocalisatrices ont beau vous prendre par la main, vient toujours le moment où la fatalité vous rattrape : vous ne savez plus où vous êtes.

Mais plus du tout hein. Même en refaisant mentalement le trajet vous séparant du dernier point de repère.

 

Après avoir effectué quatorze tours sur vous-même (si vous êtes à pied), du pâté de maisons (en roulant), votre ultime recours, au comble de l’excèdement (jusqu’à quand cette émotion sera-t-elle interdite de substantif ?), consiste à arrêter le premier venu dans la rue. En partant du principe que rien ne vaut les conseils bien sentis d’un quidam pour vous sortir de la panade.

Prudence, mes cocos.

Ce n’est pas parce que votre sens de l’orientation vient de subir les derniers outrages qu’il faut vous jeter a priori au cou d’un sauveur local en chair et en os.

 

Car qui vous dit que l’individu en question n’a pas la phobie des touristes ? Et qu’il ne s’est pas juré de faire tourner cette engeance en bourrique (et de plus belle) chaque fois qu’elle le solliciterait ? La qualité de l’autochtone n’est pas écrite sur son visage.

 

Or donc, quelle attitude adopter ?
Réagissez en estranger civilisé.
Plusieurs options s’offrent à vous :

 

♦  Avant toute chose, éliminez ceux qui à l’évidence ne sont pas du coin – aussi paumés que vous, sans doute. Proscrivez Chinois, personnes avec appareil photo en bandoulière ou se déplaçant en bancs derrière un guide à pancarte. C’est extrêmement facile, les trois spécimens n’en font qu’un.

 

♦  Evitez aussi de héler un moulin à paroles. Vous touchiez au but sans le savoir ? Celui-ci se fera néanmoins une joie de soupeser les différents itinéraires, dont un raccourci connu de lui seul, inaccessible en voiture maintenant que vous le dites. Pas d’autre solution que de l’écouter jusqu’au bout, quoiqu’en décrochant immédiatement après « première à droite, deuxième à gauche ».

 

♦  Mais gagnerez-vous au change avec quelqu’un qui connaît le quartier comme sa poche (SAMU, flicaillon, péripatéticienne, taxi) ? Le premier n’aura pas que ça à foutre, contrairement au deuxième qui se perdra en détails (comme le bavard que vous venez de quitter mais dans un charabia tout raide), celle-ci vous proposera une passe et celui-là la course quand ce n’est pas un pain dans la guieûle.

 

♦  Si vous êtes dans le désert depuis trop longtemps, les tuyaux du dernier autochtone étaient certainement peu fiables. Restez sur vos gardes quand vous croiserez le prochain, surtout si son exposé commence par « première dune à droite, deuxième à gauche ».

 

♦  Le plus simple est encore de faire passer un test à l’autochtone. Si pour une route donnée, celui-ci est capable d’aller droit au but dans votre langue, sans bafouiller, avec du miel dans la voix, ce n’est certainement pas votre homme mais le gépéhès que, n’y tenant plus, vous venez de rallumer.

 

Flegme et dignité, montrez de quel bois vous vous chauffez.

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Faire Naples et mourir

 

Profitons de ce que le touriste a la vue basse et une ouïe lamentable pour lui tirer dessus à boulets bien rouges. Après le coup de la lecture à voix haute, le complément de lieu précédé du verbe « faire » :

On a fait la côte d’Opale.

Y’a rien à faire, tout le monde la fait, celle-là.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Poser ses valises, repartir une poignée de jours plus tard et prétendre avoir « fait » le tour de la question paraît en effet pour le moins présomptueux. Aurait-on un train à prendre ? Et des cases à cocher ? Voyez avec quel malin plaisir, dès notre retour, nous claironnons à l’intention des ceusses restés au bercail (ou ayant « fait » autre part) :

Ça, c’est fait.

Littéralement.

C’est dire le peu de cas que nous faisons des lieux visités, considérés non sous l’angle du dépaysement ou de l’ouverture mais comme des trophées. Meuh qu’est-ce que c’est que cette mentalité de colon ! Si les voyages forment la jeunesse, ceux qui les font pour les « faire » sont des vieux khôns.

 

Bien que nul en langues étrangères, le touriste est suffisamment au fait des choses de son propre sabir pour sentir que cet usage du verbe n’est pas le même que dans

Rome ne s’est pas faite en un jour.

En revendiquant avoir

fait la côte d’Opale,

point ne se prend-il pour un démiurge. Plutôt pour un casanova de la bourlingue, collectionnant les destinations comme il accumulerait les conquêtes.

Oui mais c’est pas ça l’amour hein.

 

Touriste, au lieu de « faire » qui est le plus banal, le plus fourre-tout, le plus Marie-couche-toi-là des verbes, va, visite, parcours. Un peu d’humilité, tant qu’à faire.

Merci de ton attention.

 

Merde-à-celui-qui-le-lira

 

Pour peu qu’un écriteau, une enseigne, un fronton, un hiéroglyphe quelconque vienne à croiser le regard du touriste, son premier réflexe sera de le lire à haute voix. Et ce, quel que soit le degré de pittoresque de la chose (jusqu’à bien au-dessous de zéro).

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Vu la mine réjouie de l’intéressé, essayons tant bien que mal de tenter de nous mettre dans sa tête. Qu’est-ce qui le pousse à retrousser les babines pour déchiffrer tout haut ?

 

* Est-ce pour retrouver le plaisir du bambin apprenant à lire, pour qui le moindre énoncé est prétexte à s’époumouner ? Non, car depuis le cours primaire, la fierté de montrer à qui veut l’entendre qu’on possède des rudiments de lecture s’est tarie, sans aucun doute.

 

* Est-ce pour mieux s’approprier l’inscription ? Non plus, son second réflexe, quasi-concomitant au premier, étant de l’immortaliser en photo (en vain puisqu’il ne la regardera plus jamais par la suite).

 

* Pour mieux en faire profiter la cantonade alors ? Tout juste peut-on trouver un début d’explication de ce côté-là : le découvreur grille ses potes. Or il lui suffirait de les attirer par la manche sans un bruit pour ne pas éventer leur propre plaisir. C’est donc qu’il ne les considère pas comme de vrais potes.

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Rendons-nous à l’évidence : de même que le gniard de tout à l’heure se plaît à recenser tout ce qu’il reconnaît, il est dans la nature du badaud loin de chez lui de tout commenter bien fort. En accordant d’autant plus d’importance aux détails insignifiants qu’ils lui rappelleront tel ou tel de son coin à lui.

 

Pour ne plus subir ces lectures publiques intempestives, la seule solution serait d’expédier le touriste en Chine. Ou dans tout autre pays de sauvages où l’alphabet local n’évoque rien de connu.

Mer-ci-de-votre-at-ten-tion.