Savoir s’avoir

 

Tandis qu’être se voit accorder tout ce qu’il veut en genre et en nombre, avoir n’a qu’un COD qui le précède pour seule pitance. S’il n’y avait que ça ! Avec sa conjugaison pronominale inusitée, avoir se fait avoir sur toute la ligne.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Jamais de pronom réfléchi avec avoir. Zieutez bien, « nous nous avons » et autres monstres brillent par leur absence dans toute la littérature. Il est vrai qu’il faut se lever tôt pour caser « je m’ai » dans la conversation. Idem pour sa suite logique « je m’ai gouré ». Seul

heureusement que je l’ai

a droit de cité. Heureusement qu’on l’a, çiloui-là.

 

Le malaise culmine au moment de « s’avoir au téléphone ».

La dernière fois qu’ils se sont eus au téléphone,

ont-ils parlé de

la prochaine fois qu’ils s’auraient ?

Ça se saurait. Nos oreilles refusent de l’entendre. Parce qu’on n’a pas l’habitude ou à cause de l’homophonie avec savoir ?

 

Même employé comme auxiliaire, avoir se fait jarreter sans ménagement :

je l’ai eu au bout du fil

mais

nous nous sommes eus.

De même,

il a descendu une bouteille à lui tout seul

devient

la bouteille qu’il s’est descendue.

S’il a une bonne descente, que ne se l’at-il sifflée ?

 

Bienheureuses les autres langues exprimant la réciprocité à coups d’each other. Mais à supposer qu’on précise « l’un l’autre » ou « mutuellement », ça ne résout que pouic à notre affaire :

heureusement qu’on s’a l’un l’autre.

Vous parlez d’un duo de choc.

Merci de votre attention.

 

Fulgurance #116

Si on ne termine jamais ce qu’on a commencé, c’est sans doute parce qu’on ne commence jamais ce qu’on a terminé.

Fois

 

L’Anglais, sûrement pour faire l’intéressant, peut sortir de sa besace once, twice et même thrice s’il tient réellement à se la péter. Mais n’ayant rien formé de semblable sur four, on voit aisément qu’au-delà de trois fois, l’Anglais bute. Par ailleurs, « one time », « two times » et même « three times » existent aussi dans sa langue. Quel être veule, tout de même.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Quand time marque la seule temporalité, fois, lui, ne fait pas fois de tout beu mais feu de tout bois. Outre le moment :

une fois ;
il était une fois,

ce petit mot bien pratique indique aussi la fréquence voire la multiplication :

3 x 7 ?

ainsi que « le fractionnement dans la réalisation d’un processus » :

en 21 fois.

Par ailleurs, on ne compte plus les tournures idiomatiques où fois s’invite sans se faire prier :

des fois que ;
pour une fois ;
non mais des fois ;
plutôt deux fois qu’une.

Petit légume oublié : jusqu’au XIXe siècle, on employait couramment « souventes fois », allant jusqu’à l’écrire « souventefois ». Remettez-le au goût du jour, vous m’en direz des nouvelles. Au cas où vous le jugeriez « tout pourri », parce que je vous connais, dites-vous que l’adverbe susnommé ne l’est pas plus, pourri, que quelquefois, parfois ou autrefois.

 

Remontons les siècles jusqu’au Xe, où l’on relève « terce vez » en provençal, vé (notez ce v). Deux générations plus tard, on passe à feiz, suivi d’une ribambelle de foiz, foie, feiee, fiee et même foiée, foyé ! On en reste là lorsque, vers 1230, apparaît sous nos yeux ébahis « toutes les fois que ». Ça ne marche pas à chaque fois : on régresse avec « à la foys » trois siècles plus loin. Les y, en ce temps-là, ça yyy allait.

Mais revenons à ce v, foulez-fous ?

Pourquoi a-t-on laissé tomber cette fluide consonne héritée du latin vices, vicata, « tour, succession, changement » (auquel on doit nos vicissitudes et vice versa) ? Té, pour une histoire de phonétique. Dès qu’il a fallu compter « une vez », « deus vez » et suivantes en passant par 5, 7 et 9, v a dû laisser sa place à f de bonne grâce.

 

Mais rassurez-vous : pour dire fois, l’Espagnol et le Portugais utilisent encore vez de nos jours. Quels peuples ombrageux, tout de même.

Merci de votre attention.