Coffrer

 

Le menotté qu’on emmène à la cour (de justice ou de zonzon) ne suscite aucune espèce de commisération, monsieur l’commissaire. Toutefois, le fait de lui appuyer sur la tête pour le faire entrer dans la voiture relève de la double peine.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

La scène est si classique qu’elle paraît naturelle : on pousse le suspect appréhendé de frais dans un véhicule prêt à vrombir tous gyrophares zhurlants. Et, comme pour mieux montrer que force reste à la loi, cette dernière oblige physiquement l’affreux à baisser la tête.

Il faudrait expliquer aux poulagas que, cerné et entravé comme il l’est, au surplus habitué à grimper dans une titine dont la portière lui est ouverte, il y a peu de chances que l’homme ne trouve pas le chemin de la banquette arrière – sans parler de se faire la malle dans la direction opposée.

 

En sus, vu les normes en vigueur chez les concepteurs d’habitacles, un passager qui n’aurait pas le réflexe de fléchir le buste et les genoux buterait invariablement dans le caoutchouc. Et ne parviendrait à prendre place à l’intérieur qu’au prix d’atroces souffrances.

 

Pourquoi donc cette précaution, qui n’est du reste enseignée dans aucune école de police ou alors c’est pire que ce qu’on pensait ?

Veut-on soustraire l’individu à la vindicte populaire ? Possible : escorte et prévenu s’engouffrent toujours dans la bagnole au pas de charge.

Eviter une ultime bravade devant les caméras ? Du chatterton ferait l’affaire.

Ou bien faut-il voir dans ce contact viril un signe de la fascination des flics pour les truands ? A moins qu’il ne s’agisse d’une réminiscence du temps où cette tête était entre les mains du bourreau ?

 

Flicaillons, appuyer sur le crâne, c’est déjà faire pression sur le suspect, littéralement. Pas comme ça qu’il filera droit ensuite.
En plus, ça le décoiffe.

Merci de votre attention.

 

Consommer les consonnes

 

Un mal pernicieux s’étend à toute la population : nous bouffons de la consonne comme le laïcard du curé. La différence, c’est que les curés, on peut s’en passer.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Cas le plus préoccupant : suggestion. Dans votre bouche, elle se mue en sujestion, vos dénégations n’y feront rien. Et à l’allure où sa consœur gestion s’invite dans la conversation, maquillée en gession pour mieux passer inaperçue (c’est égal, on t’a repérée), on confondra bientôt suggestion et sujétion, cette « dépendance » qui ne demandait qu’à assujettir en paix.

Or, si suggestion = sujestion voire sujétion, que ne pratique-t-on l’ablation sur suggérer ? On en connaît qui sujèrent déjà sans anesthésie.

Doit-on rappeler que suggestion et suggérer renferment le son [gʒ], pépite unique dans toute la langue ? Aggiornamento, taleggio, loggia… Pouvez chercher, partout ailleurs, le double g se contente de faire [dʒ], quand il ne bute pas sur le double vitrage de groggy, jogging ou aggloméré. Rien que pour ça, suggestion mérite qu’on l’articule avec le gouleyant voulu.

 

Autre vocable en péril : explication. Là encore, sans esplication, certains réussissent l’esploit de moudre un x en s. Et sans le faire esprès, ce qui est encore plus estrordinaire.

Raboter les sons d’un mot, c’est le vider de son sang. Tant qu’on continue à faire comme si de rien n’était, la situation est inestricable.

 

Et n’allez pas croire que nos amis méridionaux soient épargnés. Parce qu’ils pronônceraient touteus les lettreus ? Avé leur assent, ça reste à voir.

Remontons deux lignes plus haut : on ne l’avait pas vu parce qu’il est discret mais parce que avait ouvert la voie. Qui le prononce encore par ce que, comme son sens nous le hurle ? Pas tous en même temps.
Parsque au maximum ; pasque pour le tout-venant.

 

Suggestion d’explication : c’est parce qu’on n’a pas toute la nuit.

Merci d’vot’ attention.

 

« Etre speed »

 

On ne prend jamais le temps de rien. Surtout pas de s’arrêter sur cette expression. C’est dire à quel point nous sommes speed.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Bricoler un nom en adjectif devient semble-t-il un sport national. Car selon le théorème de Harrap’s maintes fois vérifié, speed = vitesse. « Etre speed » équivaut donc à « être vitesse », ce qui laisse rêveur.

On vous voit venir avec des contre-exemples savamment fourbis. Et « être colère » ? Etre s’acoquine bien avec un nom. Sauf qu’on est là dans le registre soutenu, quand « être speed » patauge dans l’oralité. Où, c’est bien connu, la grammaire peut aller se faire voir ailleurs. Speed joue donc les épithètes, au même titre qu’absurde.

 

Or, le seul adjectif qui vaille, quoi qu’il en coûte (une syllabe supplémentaire, autant dire la fin du monde), est speedy. On en recense au moins deux cas :

Speedy Gonzales

et le pressant

Vaaaaaaaaaaa donc, va donc chez Speedy (Speedy).

 

 

Voilà pourquoi on ne se risque jamais à « être speedy » ; y’a des limites.

D’ailleurs, un dernier scrupule nous pousse parfois à remettre en selle le substantif. Qui n’a jamais eu un « coup de speed » ?

 

Il y a aussi que nous sommes secrètement jaloux de la perfide Albion et de son verbe to speed, « aller à toute vitesse ». Nous autres en sommes réduits à « speeder » comme des malades. Si c’est pas à pleurer.

 

Est-ce à dire que speed comblerait un manque et qu’on n’aurait pas d’équivalent en french ? Voyons ça.

« Etre rapide », proche de la traduction littérale, ne convient pas. C’est une qualité, non un état de stress.
« Etre pressé » ? En dessous de la vérité : quiconque « est speed » a tendance à l’être toujours.
Pourquoi pas « pas l’temps », véritable sens d’« être speed » ? Ce serait plus correct. Pour ceux qui vous les brisent comme pour la grammaire.

Merci de votre attention.

 

Précipice

 

Alors que nous nous précipitons dans le précipice, que nous nous engouffrons dans le gouffre et que nous nous abîmons comme un seul homme dans l’abîme, il n’est jamais question de se « raviner » dans un ravin ou de se « canyonner » dans un canyon. Les gros viandages s’arrêtent donc – et c’est tant mieux – au bord du précipice.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Ceux qui ne sont pas sujets au vertige auront tout loisir de contempler à leur pied cette

anfractuosité du sol très profonde, aux flancs abrupts et escarpés.

A condition d’être né après 1520. Auparavant, precipice ou principice ne se disaient que d’un « lieu profond et escarpé », endossant éventuellement le sens figuré de « danger, désastre ».

 

Et pourquoi ? A cause du latin praecipitium, « chute d’un lieu élevé », d’après praecipitia, pluriel de praeceps. En dépiautant icelui, on constate que la « tête » caput se détache toute seule du préfixe. Point n’en sera-ce kaputt pour autant car il suffit de recoller les morceaux pour s’apercevoir que les concepts de praeceps et de « tête la première » ne font qu’un.

(Epargnons-nous ici la liste de tout ce que nous a transmis caput par capillarité, ça n’est pas capital pour la démonstration).

 

D’où, en effet, vous aviez raison, jetez-vous des fleurs, quelle clairvoyance, la gémellité certaine entre précipice et « se précipiter », alias foncer sans réfléchir.

A ne surtout pas faire avec précipiteux, ce vieil adjectif du temps de George Sand qui signifie selon le contexte « agissant avec précipitation » :

peut-être que j’ai été un peu trop précipiteux dans mes paroles

ou (c’était un piège) « en forme de précipice » :

une quantité d’arbres ornent ces bords précipiteux.

 

Notons enfin que précipice frôle le palindrome de deux lettres. Imaginez le gag si palindrome frôlait le précipice.

Merci de votre attention.