Ondes cruelles

 

Au rayon TV, tous les modèles en démonstration diffusent la même émission en même temps. Or, l’évidence saute aux yeux et surtout aux oreilles : justement non, pas en même temps.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Si toutes les télés sont réglées sur la même chaîne, c’est pour nous permettre de comparer, ça, on pige.

Précisément, comment juger sur un seul son parfaitement synchrone ? Il nous parvient donc dédoublé (dans le meilleur des cas), démultiplié (le plus souvent), à raison d’une fraction de seconde par poste. Si on n’est pas habitué aux installations d’art contemporain, ça donne le tournis. Il y en a qui dégobillent.

Comment sapristoche la fée électricité peut-elle à ce point, alors que la fréquence part de la même Tour Eiffel, voyage à la même vitesse, est restituée par les mêmes composants chinois, manquer de la plus élémentaire simultanéité ?

 

L’oreille perçoit sans effort cet infime décalage. Mais si l’œil pouvait embrasser le mur de télés dans son ensemble (on ne dira pas « en un clin d’œil » pour ce que ce serait un pléonasme, doublé d’un contresens puisqu’il faut qu’il reste ouvert), il constaterait qu’au niveau de l’image, c’est kif-kif.

 

Sachant que 98% de la population regarde le petit écran jour et nuit, vous mesurez l’ampleur de l’injustice ?

Dans ces conditions, peut-on encore parler d’événements « en direct » ? Ha ha ha, laissez-nous rire : le concept vole en éclats. Seuls les témoins de la scène ont ce privilège. Nous, nous ne la voyons qu’en « léger différé », variable selon l’équipement.

 

Et quand la balle est au fond des filets ? Tendez bien l’oreille, les khônnards du dessus laisseront éclater leur joie quelques centièmes de seconde avant vous. Multipliez par le nombre de matches : c’est proprement insupportable.

 

D’ailleurs, de quels « filets » parle-t-on ? Soit le buteur trouve le petit filet, soit le grand. En aucun cas les deux en même temps, ou alors il faut un très gros ballon.
Les commentateurs devraient profiter du léger différé pour tempérer leurs ardeurs.

Merci de votre attention.

 

Cash

 

Comment qu’tu fais ? Tu vas au bahut cash ou… ?

Derrière cet usage abusif, un blog sérieux aurait souligné l’implacable victoire du capitalisme, le joug de l’argent-roi, la mainmise du pognon sur nos vies de Lumpenprolétaires. Alors qu’en fin de compte, les chérubins se rendront directement au lycée, histoire de se réconcilier dare-dare avec leur langue dans un cadre laïque, républicain et gratuit.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

D’adverbe :

il a payé cash,

la bête est montée en grade jusqu’au substantif :

avoir du cash.

Dans un accès d’autoflagellation bien français, on pourrait penser que nous avons bêtement copié les Anglo-saxons, pour qui le biznèce est une seconde nature. Car outre-Manche (sans parler d’outre-Atlantique), cash désigne à la fois le petit coffre et la menue monnaie qui s’y planque depuis la toute fin XVIe. Dans un accès d’autocélébration bien français, on finira pas se souvenir que nous avons tout simplement remis la main sur la caisse qu’ils nous avaient dérobée, les perfides.

Payer cash, c’est donc s’acquitter d’une somme qu’on peut encaisser de suite. D’où, au sens figuré, une immédiateté mêlée de franchise :

Y m’a dit ça cash, t’chois…

Comme si payer comptant était devenu l’exception. De fait, pourquoi se le cacher ? Nous sommes fauchés comme les blés.

 

D’ailleurs l’émission Cash investigation proposée par Elise Lucet sur la 2e chaîne doit-elle son nom au « monde merveilleux des affaires » qu’elle dénonce ou à l’audace de sa présentatrice ?

C’est pas comme ça que « rubis sur l’ongle » reprendra des couleurs.

Merci de votre attention.

 

Live

 

Vous aviez rotin ou atelier vinaigrette mais permettez que je vous coupe dans votre élan : il y va du bon usage de live. Non le verbe anglais [liv] dénué de toute équivoque, mais son rejeton [lajv]. Adopté par maintes langues dont la nôtre, il règne quant au sens de l’adjectif un certain flou. « En direct » ou « en public » ?

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Sur les ondes, live se dit sans sourciller d’une émission « en direct ». S’agissant d’une captation destinée à un support audio ou vidéo, c’est au contraire « en public » qui vient à l’esprit. « Au contraire » insisté-je, car les faits sont têtus : on peut entendre une causerie confinée aux murs d’un studio « en direct » aussi bien que refroidie devant de nombreux témoins.

Car entendons-nous bien, live n’est qu’alive élagué. La langue française glorifie bien le « spectacle vivant » dès qu’un zintermittent arpente une scène en chair et en os. Pour curieuse qu’elle passe aux esgourdes des non natifs, l’expression se justifie pleinement : je pourrais vous citer une paire de « spectacles morts » à éviter de toute urgence.

 

En terre angliche, live au sens de « en personne » est attesté en 1934. La TSF y apparaissant quelque quinze berges plus tôt, tout porte à croire que le glissement sémantique s’est opéré fissa de l’artiste (« en public ») à l’animateur (« en direct »), selon qui se trouvait dans la lumière. Le transistor a rendu cette personne invisible pour l’auditoire et réciproquement. Lacune « physique » qu’est sans doute venue combler l’acception « en temps réel »…

 

A l’oral, la faille spatio-temporelle s’estompe carrément :

Il l’a fait comme ça, live !

(« devant moi » / « dans l’instant »).

Le mot sert même d’excuse aux ratages de tous ordres :

 Allez, pas grave, c’est du live…

De la spontanéité érigée en grand n’importe quoi (on n’est pas tenu d’adhérer).
Comble de la dépréciation,

 c’est parti en live

supplante régulièrement des tournures déjà fort argotiques comme « en vrille » ou « en sucette ».

Sautant à pieds joints dans la redondance, le français a donc fabriqué « en live » et même « en direct live », censés accentuer l’importance de l’événement. Dans le genre « qui voudrait avoir l’air mais qu’a pas l’air du tout », nous tenons notre rang avec une constance qui force l’admiration.
Il s’en faudrait de peu que live ne parte « en couille ».

Merci de votre attention.