Bifurquer

 

Aussi sec que l’action elle-même, on pense à « tourner ». Un peu hâtivement car, nous l’allons voir, avec bifurquer, rien n’est simple.

Mais revenons à nos moutons, moutons.
De toute façon, c’était pas par là.

A priori, bifurquer annonce clairement la couleur : une route qui se divise en deux, à la manière d’une fourche. Première remarque : il n’y a que la route qui ait le droit de bifurquer. Essayez vous-même, vous irez au-devant de graves ennuis, notamment au niveau de l’aine. Deuxième hic : en prenant bifurquer au pied de la lettre, on se retrouve avec deux fourches.

N’y allons pas par quatre chemins : on devrait dire « furquer ».

Et encore. Après bifurcation, on poursuit sa route, sur une seule dent de la fourche. C’est dire si notre langue fourche sur ce coup-là.

 

Le verbe apparaît fin XVIe sous les traits de « se bifurcher ». Puis sous sa forme définitive, quoique toujours pronominale, au XVIIIe siècle. Un décalque éhonté du latin bifurcus, roulement de tambour : « en forme de fourche ».

Cette dernière (dont on oublie la parenté avec fourchette et pourtant et pourtant), a donné furche en vieux françois, forque en vieux ch’ti et, par contiguïté, fork en anglais, soit très exactement l’« embranchement » du cru.

 

Hélas, la furca latine est d’origine obscure. Au forceps, certains la font éclore de forceps et l’apparentent au verbe ferre, « porter » (→ préférer, fertile). « Ce n’est pas toi qui viens à la fourchette, c’est la fourchette qui vient à toi », on se tue à vous le dire.

A moins que ladite fourche soit celle du « chêne » quercus ? Racine indo-européenne perkus, dont le bourgeon anglais cork (« liège ») a le mérite de finir comme fork.

 

Anyway, en verlan, « je bifurque » fait « je furquebi », ce qui n’est pas peu dire.
La prochaine fois, nous nous attarderons sur bivouac.

Merci de votre attention.

 

Fulgurance #165

La danse du ventre n’offusque personne. Sans lui faire injure, on peut donc résumer l’art du chorégraphe à la danse des bras et des jambes.

Silence

 

Pendant que ses consœurs en -ence sont occupées à glousser, le silence règne en maître. Un peu comme Charlie et ses drôles de dames.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Anglais silence, italien silenzio, espagnol silencio, en voilà un qui fait l’unanimité. En musique, il permet aux trompettistes de souffler (ou de s’arrêter de souffler, selon le point de vue). On le goûte donc d’autant mieux qu’il interrompt un bruit pénible ou une logorrhée. En témoigne le fameux :

– Ta gueule, pour voir ?
– …
– Ah oui, c’est bien aussi.

 

Au tout début s’installe le radical indo-européen tkei- (« s’installer »). Son petit cousin (t)koimo- nous ramène à home mais il s’émancipe en latin dans le verbe sinere (« laisser, permettre »). Lequel ne nous a rien laissé si ce n’est position (latin ponere = po + sinere) et son participe passé situs (« placé, posé » → sis, assis, site, situer).

Sinere, sans doute avec les aléas de la route, devient silere. Au participe présent : silens. Quel rapport entre « posé » et silencieux ? Réfléchissez posément.

Moins tarabiscoté, certains voient dans silere un bête prolongement de la lettre s qui, sifflée ou chuintée, intime le silence aux pipelettes de par le monde.

 

Malgré les apparences, il y a un monde entre silere (« être tranquille ») et tacere (« se taire » → taciturne). En vous taisant, vous vous contentez de couper le son. Tandis que le silence, lui, est absolu. C’est pourquoi il nous échappe indéfiniment. Même sous l’eau, où les palpitations de votre cœur vous parviennent encore à quelques décibels.

 

Pas besoin d’en dire plus.

Merci de votre attention.

Sortez en rang. Et en silence.

 

Suréquipée

 

Les constructeurs automobiles pourraient se l’épargner, cette précision. Aucune chignole ne sort plus sous-équipée de l’usine. Ni même simplement équipée.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Sans toutes les options disponibles, point de salut ? Signe des temps, ou on ne s’y connaît plus. Car le propre de l’option est d’être en option, comme son nom l’indique. Si toutes les options sont « de série », relatif et absolu n’ont plus qu’à rentrer chez mémé. Suréquipée par rapport à quoi, du coup ? Les autres marques ? Il est à craindre qu’elles aussi subissent le suréquipement de rigueur.

 

Idem avec les téléphones. Ceux qui ne servent qu’à téléphoner sont devenus des pièces de musée. Mais avez-vous déjà utilisé toutes les applications d’un spécimen suréquipé ? Ou même la moitié ? Amusez-vous à recenser celles dont vous ignoriez jusqu’à l’existence – et à vous demander si ça vous empêchait de ronquer, tiens.

 

On murmure que les cuisinistes s’apprêteraient à suivre le mouvement. A l’heure qu’il est, nul doute qu’ils se creusent la soupière comme un seul homme pour vous persuader qu’une cuisine suréquipée est le secret du non-ratage de votre dinde aux marrons.

 

Comme on n’invente plus rien d’essentiel, on impose donc du superflu au gogo à longueur de temps, et dans un grand sourire.

Seulement le superflu commence tout doucettement à encombrer. Une déchetterie à chaque carrefour, un bureau des objets trouvés par mairie. Parce que nous paumons toujours tout ? Semons, plutôt. Manière inconsciente de se débarrasser du trop-plein. Cherchez pas, c’est que ça.

 

La supercherie n‘a qu’un temps. Si tout le monde se suréquipe, impossible de frimer au nez et à la barbe du voisin.
Restera plus qu’à tout miser sur le sous-équipé pour se démarquer.

Merci de votre attention.

surequipee

Emploi du temps

 

Arrêtons de courir dans tous les sens, surtout si c’est pour en blâmer l’« emploi du temps » :

j’ai un emploi du temps très chargé.

Hors système scolaire, nous employons notre temps comme bon nous semble. L’honnêteté nous obligerait à dire :

j’ai chargé mon temps avec des tas de choses inutiles.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Que vous soyez puissant ou misérable, les heures feront toujours 60 minutes et les journées 24 heures. Le temps est le même pour tout le monde, il n’y a que son emploi qui change.

Relatif et absolu qu’on retrouve en bisbille dans d’autres locutions : saut du lit mais descente de lit. On ne saute (ou on ne descend mollement, vu l’emploi du temps de la semaine) que d’un seul lit, en principe. En revanche, le tapis n’est pas propre à un lit en particulier. Si nous avions tous la même descente de lit, alors là oui, descente du lit serait tout à fait valable. Idem pour table de chevet, housse de couette, etc. Notez que drap du dessus reprend ses droits car il n’y a qu’un seul dessus.

 

Comme on n’a pas prise sur ce temps uniforme, l’emploi du temps permet de tout ramener à soi :

j’ai un emploi du temps de ministre.

L’inverse est vrai aussi :

j’ai un trou dans mon emploi du temps.

Fort bien mais trou du cul ? Ne devrait-on pas dire « trou de cul » puisque personne n’a le même (sauf les siamois, qui l’ont dans l’os) ?
Au lieu de ça :

J’ai un trou du cul très chargé.

Hors système scolaire, nous employons notre cul comme bon nous semble. L’honnêteté nous obligerait à dire :

j’ai chargé mon fion avec des tas de choses inutiles.

Attention,

j’ai un trou du cul de ministre

ne retentira que dans les bouches habilitées, qui se comptent sur les doigts d’une main : le ministre en question (quoiqu’alors on frise le pléonasme) et le président.

Merci de votre attention.

 

Surpoids

 

Replets, replètes, vous conviendrez qu’on ne s’habitue guère au surpoids. Et pour cause, il n’y a qu’un poids, point. Ou alors il faudrait aussi parler de sous-poids. Les plus inchatouillables physiciens s’en feraient dessus.

Mais revenons à nos moutons, moutons.

Prenez l’obèse du Guinness des records. Il se contente, comme nous tous, de peser son poids, qui est absolu (mais qui est surtout énorme). Tout surpoids ne serait pas homologué. D’ailleurs y’a pas besoin de l’accabler davantage, le gros.

Et taille ? Pas de sur- qui tienne. Mesure-t-on la surtaille du grand schlaqué du Guinness des records ? Non, une fois la toise retirée et l’escabeau replié, on lui fout une paix royale. En l’appelant éventuellement « grand », en signe d’affection.

Et pour l’ascenseur bondé qui ne parvient pas à décoller, n’est-ce pas le surpoids qui est en cause ? Plutôt une « surcharge pondérale », expression à ne surtout pas appliquer à ses occupants, même bien en chair, sous peine de verser dans le surpolitiquement correct.

 

Au même titre que non-voyant, malentendant ou hypernerveux, surpoids est un terme clinique monté de toutes pièces par la gent diététicienne désireuse de vendre son bifteck bio ne froisser personne. L’effet produit est exactement l’inverse.
Pendant ce temps-là, que devient embonpoint ? On le laisse choir comme une demi-crotte, alors qu’il mériterait une étymo à lui tout seul.

 

Must du must, surpoids est toujours introduit par le trop fameux « être en » pour former – défense de rire – « être en surpoids ».
Est-ce à dire qu’« être en poids normal » nous pend au nez ? Ça reste avoir.

 

Patapoufs, patapoufs, relativisez. La prochaine fois que la balance vous renvoie votre surpoids à la figure (en décrivant une courbe au-delà des bourrelets), dites-vous bien qu’elle surpèse.

Merci de votre attention.

 

Fulgurance #103

La supériorité de l’homme sur le bernard-l’hermite, c’est qu’il la connaît.
La supériorité du bernard-l’hermite sur l’homme, c’est qu’il s’en fout.